Citations de Edna O’Brien (230)
Je suis incapable de prier dans ma vieille langue, car ils nous ont bombardées de leurs prières, leurs édits, leur idéologie, leur haine, leur sainteté.
« Sautons », me dit Rebeka, mais j’hésite. « Mieux vaut mourir qu’être entre leurs mains. » Elle n’a cessé de prier Dieu depuis que nous avons quitté l’école, et Dieu lui a dit que ces hommes sont mauvais, que nous devons fuir. Les secondes ont passé, et je le vois encore comme dans un mirage, cet écart entre les deux camions, Rebeka qui saisit une branche en surplomb, se balance puis saute. Je me dis, elle est quelque part sur le sol, morte, ou peut-être pas morte. J’ai manqué de cran, et par-dessus le marché un des chefs braille : « Si l’une de vous saute, elle sera abattue. » Ils ont dû croire qu’elle était morte.
La nature a perdu la boule ici. Le terrain en dessous est si accidenté que même les motards qui nous escortent pour nous empêcher de nous échapper ne cessent de faire des embardées vers les remblais.
Nous nous enfonçons dans l’épaisseur de la jungle, toutes sortes d’arbres entremêlés, nous enfermant dans leur abominable étreinte.
Parfois je me réveille dans un rêve, les paupières humides, le rêve d’une personne que j’ai dû connaître ou même aimer. Mais ce n’est l’heure ni des souvenirs ni de l’apitoiement.
En cet instant d’espoir et de bonheur sans mélange, il m’a semblé que ces rayons inondaient les hôtes les plus noirs du pays lui-même"
Pas question pour eux de retourner les mains vides, sans quoi leur commandant serait furieux. Puis, au milieu des cris, l’un d’eux a dit dans un large sourire, « les filles, ça le fera », et nous avons entendu l’ordre d’aller chercher d’autres camions
Ils avaient volé les uniformes de nos soldats pour passer la sécurité. Ils nous ont bombardées de questions ¢ Où est l’école des garçons, Où garde-t-on le ciment, Où sont les dépôts. Quand on a dit qu’on ne savait pas, ils sont devenus fous. Puis d’autres ont débarqué, ils n’arrivaient à trouver ni pièces détachées ni essence dans les appentis et le ton est monté.
Sitôt entendu Allahu akbar, Allahu akbar, nous avons su.
Le pan pan soudain des coups de feu dans notre dortoir, et les hommes au visage couvert, regard furieux, disant qu’ils sont les soldats venus nous protéger, qu’il y a une insurrection en ville. Nous avons peur, mais nous les croyons. Des filles hébétées sortent du lit, d’autres arrivent de la véranda où elles dormaient parce que c’était une nuit chaude et moite.
En cet instant d’espoir et de bonheur sans mélange, il m’a semblé que ces rayons inondaient les hôtes les plus noirs du pays lui-même
Les mots ont jailli d'elle comme la lave, reproduisant la mort de Youssouf, la mort à la machette de Youssouf, et ce n'était pas comme elle l'avait appris par deux ouvriers, non, mais comme si elle était maintenant le médium sur qui il pesait, le poids de la vengeance.
Youssouf était parti, je restais. Elle m'en veut. Si je n'avais pas été le chouchou de mon père, si je n'avais pas tenu aux études secondaires, si je n'avais pas pris ce bus, rien de tout cela ne leur serait tombé dessus. Les si de l'accusation planaient dans l'air tels les cris d'agonie de grenoulles accouplées. Je voulais faire la paix. J'étais à la maison, ou presque. J'ai tendu à nouveau la main pour l'atteindre, mais elle a encore tiré sur ses tresses telle une déesse forcenée, les a jeyées comme si elles étaient malfaisantes.
Elle ne connaissait pas les mots, elle connaissait la terreur.
Il retire ses lunettes, les essuie pensivement et me regarde;
"un jour, tu ouvriras ton cœur à quelqu'un", dit-il, et il se lève.
Ce fut notre dernière séance ensemble. Nous avons brisé la glace.
J'ai été blessée qu'on m'appelle femme du bush plutôt que par mon nom.
La nature humaine est devenue diabolique. Le pays tel que je l'avais quitté n'existait plus, maisons incendiées pendant que les gens dormaient, paysans incapables de cultiver la terre, paysans fuyant un désert famélique pour un autre, dévastation.
Ils imaginent que je suis venue faire un attentat-suicide, que je suis une des petites filles que j'avais vues sous le tamarinier, mangeant les dattes qu'on venait de leur donner et puérilement excitées parce qu'on leur promettait le Paradis.
J’étais une fille autrefois, c’est fini. Je pue. Couverte de croûtes de sang, mon pagne en lambeaux. Mes entrailles, un bourbier.
L'esprit humain est indomptable. Tels étaient les sentiments des étrangers qui ne pouvaient néanmoins imaginer le carnage, les corps en putréfaction, les ordures qui pourrissaient, les chiens perdus qui écumaient et une poignée de fidèles qui se glissaient dans les allées pour récupérer du pain. Depuis, ils avaient organisé une célébration, une façon de se souvenir, les petites chaises rouges dressées dans notre ville chérie, ton joyau comme tu l'appelais. Oui, onze mille cinq cent quarante et une chaises rouges pour commémorer ceux qui sont tombés. On dit que les touristes ne se sont mis à pleurer qu'en arrivant aux six cent quarante-trois petites chaises rouges des enfants morts.Oui, les vivants, les mutilés, les scarifiés, avec la responsabilité folle de tout se rappeler, tout.
Seul sur la route et le macadam, il marche comme un forcené en comptant ses pas. L’hiver, jamais plus rude et implacable. Le gel pareil à des grains de sel brut hérissé dans les ornières. Rayons de soleil. Étincellement. Ciel pareil à un édredon d’or piqué, des rayons partout. (p. 333.)