Son Livre Mono inaugure la série des grands entretiens avec Eileen Myles. Grande figure de la poésie américaine façon Beat Generation, icône de la culture queer qui a vécu mille vies, son livre Chelsea girls vient de paraître en France pour la première fois aux Éditions du sous-sol.
Embarquement immédiat pour un voyage littéraire rock and roll qui commence à New-York dans les années 70, où l'acte d'écrire, aussi bien le monde que des choses anodines, nous rappelle que la renaissance tout comme la perdition, ont un écho familier et questionne la figure du poète contemporain. Action !
Et merci à Marguerite Capelle d'avoir assuré l'interprétariat durant l'interview.
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Vous comprenez, je suis fille d’alcoolique, et à cause de ça je ne sais pas trop réagir en cas de violence. Quelque part ça me terrifie, mais en même temps ça m’attire. J’ai jamais frappé personne, mais il y a un tas de gens que j’adorerais trucider.
J’avais été violée, pas vrai ? Même si je ne sais pas exactement ce qui s’est passé. C’est mon sentiment. Une bande de beaux mecs des quartiers résidentiels, dix-huit ou dix-neuf ans, comme moi, qui avaient chacun une voiture, ils m’ont démolie pour deux raisons : j’étais bourrée, ils ne me connaissaient pas. J’ai écrit mon nom sur le sable avec mon orteil : EILEEN MYLES. Oui, c’est moi, ça. Je l’ai effacé du bout du pied.
Comment tu te sens, Leena. Je tâchais de préparer du café dans la cuisine. Louise a expliqué qu’elle avait cru que j’aimais ça, que c’était pour ça qu’elle n’était pas intervenue.
Je suis atterrée de constater à quel point tous les stades de la vie ressemblent au monde animal. Quand on était gosses, petites, moins de dix ans, on allait dans la nature, on s'inventait des noms, on disait qu'on était des chevaux et on oubliait tout au milieu des arbres. On courait on sautait sur des cailloux on ramassait des bâtons et on devenait une partie du tout. C'était un rêve, le souvenir de notre enfance.
À présent, on montait dans des bagnoles avec des garçons, la communication était instantanée et assez similaire. Pour lui, j'étais une Elaine, sans plus. Pour moi, il n'était même pas un Gus, et aussitôt qu'il a ouvert sa bière et que j'ai raconté quelques bobards, on s'est mis à se peloter, ses mains étaient sous mes habits et j'ai été ravie de prendre conscience de la sécurité qu'offrait l'anonymat. À l'avant, tout en conduisant, Tootsie branlait machin, qui avait une main dans sa culotte et un doigt dans son vagin.
Tony a baissé sa braguette et placé l'autre main sur ma nuque, caressé mes cheveux et poussé mon visage vers son entrejambe. Je n'étais pas à Arlington, j'étais à l'arrière de la bagnole de Tootsie, et nous filions sur des routes boisées sombres, très sombres. Nous n'étions personne. J'ai posé ma bouche sur sa bite. Il a laissé échapper un soupir.
Tootsie a poussé un cri aigu. Elle a enfoncé la pédale de freins. Oh non oh non oh non elle a hurlé. Calme-toi, Toots. Pat est sorti de la voiture d'un bond pour évaluer les dégâts. Eileen, t'as vu ça a demandé Tootsie d'une voix impérieuse. Ouais, quoi, hummm, qu'est-ce qui s'est passé? Tony était en train de remiser sa bite. Tootsie y a jeté un coup d'œil. Un chevreuil, un chevreuil elle a braillé en sautant de la voiture et nous l'avons tous imitée. La lune de miel était terminée.
J’ai regardé des photos d’hommes noirs, des hommes sublimes, le pénis posé comme une crotte sur un tabouret.
Le soir où j’ai compris que je t’aimais il jouait dans un club et tout le monde se pressait autour de la scène, montant sur des trucs pour les voir, lui et son groupe. Juchée sur une estrade, seule, tu le regardais. D’en bas je te contemplais comme si tu étais sur un piédestal. Il y avait quelque chose de tellement calme dans le spectacle de ton observation(…) Tout ce que je savais c’était que je devais me tirer au plus vite, parce que tu étais terriblement importante pour moi. Tu étais un monument de calme.
C’était très Dostoïevski, ce spectacle. Les enfants étaient là. Ils m’ont fixée comme si j’étais un fantôme ou un clown. Sauf que non. J’étais leur amie. J’ai eu la sensation qu’ils m’avaient invitée à passer dans le seul but de m’humilier(…) C’était un échange sans grâce. Si la fin de la jeunesse est une mince tranche de fromage j’ai mangé la mienne debout dans cette pièce.
C’était un grand secret pour tout le monde et on le cachait bien, on laissait ça ressortir de temps en temps quand on était bourrées, le fait qu’on était intelligentes, qu’on
s’intéressait à plein de choses, qu’on réfléchissait.
J’ai toujours pensé que le tendre piège ce n’était pas une vulve mais un lieu confortable où vivent toutes les histoires du monde. Je crois que je dois être née dans un asil de fous, pour savoir une chose pareille – que le temps est tellement court tellement long qu’en échangeant des cigarettes, en écoutant les oiseaux, en regardant la lumière on doit parler, parler pour ne pas être effrayée par sa longueur ni sa brièveté ni même par sa rapidité féroce.
Je crois que je dois être née dans un asile de fous, pour savoir une chose pareille - que le temps est tellement court tellement long qu’en échangeant des cigarettes, en écoutant les oiseaux, en regardant la lumière on doit parler, parler pour ne pas être effrayée par sa longueur ni sa brièveté ni même par sa rapidité féroce.
Le poème est né dans des boulots divers, quand j’ai pris conscience que je n’allais pas gagner, que je n’étais pas même présente, en fait. Alors j’ai commencé à m’installer dans mes poèmes, et j’ai jugé que puisque ma vie était celle d’une ratée, elle était poétique.