Gérard d` Aboville

20 juillet - L'ennemi, c'est moi avec mes faiblesses physiques, ma tentation de l'abandon. Cette tentation ne consiste pas, comme on pourrait le croire, à actionner ma balise de détresse et à tout plaquer. Ce sont les mille et un petits relâchements quotidiens auxquels nous sommes confrontés : commencer la journée cinq minutes après l'heure, m'arrêter une minute avant la pause, tirer un peu moins fort au prochain coup d'aviron, ne plus me raser, même. Ce sont ces abandons-là, en apparence insignifiants, qui me mèneraient inéluctablement au grand abandon. Et ce sont ces petites batailles dérisoires, répétitives, fastidieuses et sans gloire, qui me donneront la victoire.

1259 - [Press-Pocket n° 2982, p. 76]

A mon retour, je recevrai quelque quatre mille lettres. Dans la plupart, à ma grande surprise – et à la différence de celles que j'avais reçues après ma traversée de l'Atlantique -, on me dira plutôt « merci » que « bravo ». La première fois que je lirai ce « merci » je penserai avoir affaire à un cas particulier. Mais à la dixième, à la centième, je m'interrogerai. Merci pour quoi ? Mon but, en partant, n'était pas de nature altruiste. Je ne suis pas un gourou. Je n'ai pas de message à délivrer. Pas de lumières à répandre sur le monde. Et voilà que, tout à fait involontairement, j'ai rendu l'espoir à des détenus et à ces chômeurs, donné des raisons de vivre à des gens déprimés, ensoleillé l'existence de personnes âgées.

1301 - [Presses-Pocket n° 2982, p. 107]

31 août - Sur cet océan désert, où je ne croise rien ni personne, les traces de mes congénères sont pourtant bien présentes. La pollution y est partout visible. Oh, il ne s'agit pas de celle dont on parle, la plus grave et la plus choquante, que provoquent les pétroliers, mais d'une pollution rampante, qu'illustrent une multitude de petits déchets, lambeaux de sacs plastique, débris de polystyrène expansé, etc.
Toutes les vingt minutes environ, je remarque un de ces détritus, ce qui, compte tenu de ma faible vitesse et de ma vision limitée, donne une idée des montagnes qu'ils constitueraient s'ils étaient rassemblés. Et ces matières sont quasiment éternelles, chaque année apportant sont lot, toujours plus fourni que les années précédentes. Quelle ironie surtout de penser que ces déchets ne proviennent même pas des produits que nous consommons, mais seulement de leurs emballages.

1286 - [Press-Pocket n° 2982, p. 105-106]

28 août - Dans l'après-midi, j'ai envoyé un message dans une bouteille. Dans l'Atlantique, j'avais lancé cinq bouteilles de rhum à la mer. Jamais eu d'écho. J'espère que celle-ci trouvera son destinataire, j'ai promis 100 dollars de récompense à celui ou celle qui me retournera ledit message.

1296 - [Press-Pocket n° 2982, p. 106]

1990 : l'âge, l'usure, les affaires, des associations funestes, un certain ennui... Confusément, je sens que j'ai besoin de me laver l'esprit, de me retrouver, de livrer un vrai combat. Un combat où j'investirais toutes les qualités d'audace, de ténacité, de courage dont je dispose; toute mon expérience, tout mon sens de la mer. Un combat dans lequel je me donnerais corps et âme, animé par de vraies valeurs, et dont la réussite ne serait due qu'à moi-même.

1233 - [Presses-Pocket n° 2982, p. 11-12]

D'après mes plans de route les plus optimistes, la traversée du Pacifique Nord devrait durer quatre à cinq mois. J'ai donc prévu de partir du Japon au printemps pour atteindre la côte américaine au début de l'automne. Je sais que, à partir d'octobre, les conditions climatiques sur le Pacifique Nord changent du tout au tout : les tempêtes deviennent fréquentes et longues, la mer reste formée, très dangereuse pour un petit bateau comme le mien, enfin les jours raccourcissent et il fait froid.

1251 - [Press-Pocket n° 2982, p. 27]

5 septembre : Je manque de lecture, toujours le problème du poids qui m'a obligé à des coupes sombres : un livre d'Henry de Monfreid, un autre d'Alphonse Allais, un bouquin d'Edgar Poe, mais je relis pour la troisième fois mon préféré, La Croisière du cachalot de Franck Bullen, l'histoire de marins qui naviguaient il y a cent cinquante ans sur les baleiniers. Une existence si misérable que j'en oublie presque mon cas !

1317 - [Presses pocket n° 2982, p.120]

27 août - Le danger numéro un, c'est l'apitoiement sur soi-même. Ce moment de faiblesse. Il ne s'agit même pas de la tentation d'abandonner, de se faire récupérer par un bateau, mais simplement de se laisser aller à mourir en se disant : « Là, c'est trop dur, j'ai chaviré une fois de plus, une fois de trop, je lâche tout. » Bêtement. Parce qu'à un moment donné, il est plus facile de laisser tomber que de continuer à se battre.

1272 – [Presses Pocket n° 2982, p. 101]

12 septembre - J'ai toujours éprouvé un énorme besoin de liberté individuelle. Les autres pensent parfois que je me désintéresse d'eux parce que je leur accorde ce que je veux qu'on m'accorde (...) c'est-à-dire un respect - peut-être exagéré dans mon cas - de la vie privée, des pensées et des sentiments. Je n'entre pas dans la vie des gens à moins d'y être invité. Pourquoi devrais-je leur demander tous les matins des nouvelles de leur chat ou de leur cactus ? J'entends pareillement qu'on me laisse aller et venir à ma guise dans mon jardin. Ce désir d'indépendance et d'autonomie, que j'avoue pousser assez loin, ne correspond pas à certaines valeurs omniprésentes dans nos sociétés civilisées à outrance : sécurité sociale, assurances, mutuelles, règlements divers. Je comprends évidemment qu'un automobiliste soit assuré et respecte un code, mais la multiplication des règles finit par être un peu sclérosante.

1323 - [Presses pocket n° 2982, p.125/6]

Il existe bien, au Lloyd's de Londres, une cloche qui sonne les naufrages !

1330 - [Presses-Pocket n° 2982, p.128]