Graeme Macrae Burnet

Dans son innocence, jamais elle n’aurait imaginé qu’on puisse être sournois au point de trahir ainsi sa confiance. Je ne partageais pas sa candeur. Mon envie de remplir les pages de mon journal se dissipa, mais je m’aperçus que ne rien écrire du tout serait vu comme le signe que mes pensées étaient si impures qu’elles ne pouvaient être couchées sur le papier.

Il est curieux que l’on n’offre pas aux garçons, du moins autant que je le sache, de tels journaux intimes. Les garçons ne sont pas des créatures compliquées. Ils courent partout en criant, en se bagarrant ou en poursuivant des ballons – leur simple présence est bruyante –, alors que nous, les filles, restons sagement sur la touche à nourrir notre ressentiment. Les garçons n’ont pas besoin d’avoir de secrets, ils laissent tout sortir.

« Je commençais à soupçonner que l’insuline et les électrochocs, sans parler de la lobotomie et de l’environnement général des unités psychiatriques, étaient des façons de détruire les gens et de les rendre fous. »

On ne pouvait séparer un individu de l’environnement dans lequel il évoluait, ni des gens qu’il fréquentait. Jusque-là, son identité – ou ce qu’il prenait pour son identité – n’était qu’une réaction à son éducation, et ses études de philosophie qu’une piètre tentative pour se différencier de son père.

« C’était agréable de retrouver un comportement d’enfant et de ne plus faire semblant, comme je le faisais chez mon père, d’être indifférent aux affronts que je subissais. C’est seulement là que je compris que, chez moi aussi, je jouais un rôle. »

Arthur était né avec un astigmatisme cristallinien et portait d’épaisses lunettes depuis son plus jeune âge. Pendant longtemps, il fut le souffre-douleur de ses camarades, mais il avait un côté bravache qui le disposait à riposter à ses persécuteurs, et après un certain nombre de paires de lunettes cassées, on finit par le laisser tranquille. Comme sa mère, cependant, il avait du mal à se faire des amis et développa un tempérament solitaire.

La seule femme qui ait jamais lu aucun de ses livres, affirmait-il avec une certaine fierté, était Veronica. Ses conférences commençaient toujours de la même façon : la différence entre un ingénieur et un poète était que, pour un ingénieur, un pont était une question de mathématiques ; pour un poète, c’était un symbole. Lui était ingénieur, poursuivait-il, et à ses yeux il y avait de la poésie dans les mathématiques.

J’aimais faire croire que j’étais indispensable mais, en réalité, n’importe quel abruti équipé d’une machine à écrire aurait pu faire mon boulot. Papa exprima l’espoir que M. Brownlee me payerait des heures supplémentaires. Je m’assis dans le fauteuil à carreaux en face de lui.

Je sais qu’il est mièvre pour une femme de mon âge de s’adresser à son père en l’appelant « papa », mais il ne faut en tirer aucune interprétation malheureuse. C’est juste une habitude que je n’ai jamais rompue, et si je le faisais maintenant j’aurais l’impression que ce serait lourd de sens, comme si je voulais mettre de la distance entre nous.

Le blanc-manger est un de mes plats préférés. Il ne requiert aucun effort de mastication. J’aime en garder une cuillerée sur la langue avant de la laisser glisser dans mon gosier, en imaginant que c’est un petit navire qui quitte son mouillage et prend le large. En revanche je ne touchai pas aux quartiers de mandarine, car ils avaient quelque chose d’obscène dans la forme et dans la texture.

On entendait le grondement constant de la circulation, ce qui donnait l’impression que la colline vibrait. C’était comme un ventre gonflé prêt à éclater et à vomir un genre de pus souterrain. Je me sentis attirée dans cette direction. Les rares autres promeneurs se tenaient à intervalles réguliers, comme s’ils avaient été disposés ainsi exprès pour moi. Sur le sentier qui montait vers le sommet, un homme tenait un chien noir en laisse.

Si j’étais psychiatre, je regarderais assurément mes patients partir. Je crois que je pourrais faire un assez bon psychiatre. Papa dit que j’ai un talent pour identifier les failles des gens.

La guérison, c’est l’affaire des charlatans, et Dieu sait qu’il y a déjà assez de gens comme ça qui me considèrent comme un charlatan. Pour commencer, l’idée de guérison suppose que vous ayez un problème, ce qui reste à déterminer. Ensuite, si vous avez en effet un problème, je doute qu’il soit guérissable.

Je faillis oublier le véritable but de ma visite, et je me rendis compte que je cherchais à lui plaire. À un moment, il se leva simplement, et ce fut comme si un charme avait été rompu. Je pris ça comme le signal que la séance était terminée. J’avais la sensation d’avoir été en transe et je me demandai un instant s’il ne m’avait pas hypnotisée.

Ça a toujours été un mystère pour moi, ce qu’il y a dans le sac des femmes. Bien plus que ce qu’il y a dans votre tête, ha, ha, ha. »

Je n’ai jamais eu aucun désir de maternité dans ma vie. Je déteste les enfants, avec leurs visages poisseux, leurs genoux croûtés et leur bruit (toujours leur bruit infernal). Sans parler de la question épouvantable de l’accouchement, ni de celle, répugnante, de l’accouplement.

Quoi de plus fou que de prendre autant soin de ses ongles pour ensuite quitter la maison avec une paire de bas filée ? En règle générale, on ne peut pas compter sur les hommes pour remarquer ce genre de choses, mais j’avais déjà le sentiment que rien n’échappait au Dr Braithwaite. Je regrettai d’avoir choisi de l’appeler « Arthur ». Cela laissait croire à une intimité déplacée.

Je pris conscience qu’il devait être habitué à toutes sortes de comportements étranges. Dans son domaine, c’était inévitable. Par exemple, une personne normale se serait sentie obligée d’utiliser au mieux son temps passé dans le cabinet du Dr Braithwaite, afin d’être sûre d’en avoir pour son argent. Mais, en même temps, une personne normale n’aurait pas eu besoin de venir le consulter.

Il était moins repoussant qu’il en avait l’air à la télévision. Il avait les yeux bulbeux, certes, mais dans la vraie vie ils étaient vifs et pétillants. Il paraissait aussi plus jeune, mais ne dit-on pas que la télévision ajoute dix ans et dix kilos à tout le monde ?

Je fus stupéfaite qu’une femme d’un tel calme apparent ait besoin non pas d’une mais de deux visites par semaine. Ce devait être un cas grave, pourtant si vous l’aviez croisée dans la rue, vous l’auriez sans doute regardée avec envie.