VLEEL 251 Rencontre littéraire Hélios Azoulay Pour Tommy, Juste avant d'éteindre, éditions du Rocher
Inutile d’essayer de savoir, inutile d’imaginer, autant se battre contre le brouillard en le giflant à coups d’éventail.
Un matin, j'avais fait remarquer à Papa que quand on pleure, les larmes partent de l'œil, font un petit arc de cercle, et finissent sur la commissure des lèvres. Et que c'est drôle d'imaginer que les larmes arrosent pile l'endroit précis de la bouche qui sert à sourire.
Les poteaux télégraphiques qui longent la chaussée sont comme de grandes barres de mesure. Et ces mesures sont surchargée de toutes nos peurs. Et de tellement de tout, tout est tellement entassé, les enfants, les mères, les pères, les vieux. Chacun se piétine dans l’autre. Chaque sac pèse une vie, chaque valise pèse tout ce qu’on a dû abandonner.
Il y a quelqu’un qui a crié dans la cellule d’à côté. Tellement fort qu’il a déchiré la terre. Toute la terre.
On ne la recollera jamais.
Là, je me suis dit que si les allemands en plus de vérifier nos bites, étaient scrupuleux au point de se mettre à compter nos couilles, on avait peut-être une chance de gagner la guerre.
Je n'ai pas osé regarder mais je priais pour qu'un de mes camarades n'en ait qu'une. Parce que tatillons comme sont les nazis, il suffirait d'une couille en moins pour faire vaciller leur conception du monde, et toute leur philosophie ancestralement binaire, qui n'a jamais su compter que jusqu’à deux.
Simon Laks est violoniste mais compositeur également, et il avait obtenu par miracle- la chance est toujours un miracle ici- ce poste d'instrumentiste au sein de l'orchestre. Mais si son talent au violon est à l'origine de sa situation, ses dons d'écriture lui avaient valu de surcroît d'être nommé copiste. Ainsi tous les jours, pendant des heures, attablé, il arrange, harmonise ou recompose, au gré des demandes, besoins, caprices ou humeurs des autorités du camp. Car les nazis prétendent aimer la musique. et tout le monde croit qu'ils l'aiment, alors que la musique n'est qu'une conquête de plus pour les nazis. Les nazis n'aiment pas la musique, ce n'est pas vrai, les nazis la -colonisent-, c'est tout. (p; 23)
Avant qu'on ne la condamne à nous divertir, la musique nous guérissait. Avant
qu'on nous l'injecte par les écouteurs sans qu'elle ne passe par l'air- ce qui est
normalement sa nature, ce vol de là d'où elle part jusqu'au labyrinthe de notre
tympan-, la musique était magique.
La berceuse est l'ultime survivance de ce temps où la musique était encore
de la sorcellerie, où la musique guérissait. La berceuse a son heure. La
berceuse est entre celui qui la chante et celui qui s'endort sous le frôlement
de son vent léger. (p.73)
Tu sais, j’ai un peu vieilli mais je n’ai pas grandi, c’est impossible de grandir. J’ai toujours l’âge que j’avais quand je suis entré dans cette cuisine et que j’ai vu la chaise renversée. (…) Le monsieur du dessus, c'est lui qui t'a fait descendre. Moi, j'ai pris ta main. Et puis quand tu étais par terre, j'ai pleuré et j'ai crié. J'ai crié. J'ai crié Papa, Papa. Mais Papa n'était plus là. Maman, je n'ai pas grandi. Maman je vais mourir peut-être, tu sais. Et je serais toujours le petit garçon qui rentrait de son cours de piano. Maman je veux oublier. Maman je veux tout oublier. Maman je vais peut-être mourir mais Maman, c'est toujours toi qui meurs.
- Orphelines polonaises-
les nazis avaient interdit Chopin, que l'on jouait dans les camps. La proximité de la mort donne des libertés. Schumann avait dit, à propos des musiques de Chopin, que c'étaient "des canons cachés sous des fleurs" au service de la Pologne libre. "En Pologne, c'est-à-dire nulle part", pensaient les nazis. S'encanailler avec Chopin était sans danger.
Le sublime et l'horreur. Une même musique pour l'enfer et le paradis, pour vivre et pour mourir. Mais on est en droit de penser que l'oreille du bourreau n'est pas la même que celle de la victime. (p.128)
- Pourquoi oblige-t-on les enfants à faire du piano si jeune ?
- Pour les dégoûter tout de suite et être tranquille après.