Le pays m’apparaissait maintenant moins homogène, comme s’il résistait aux mots, aux réflexions raisonnables et nuancés. Les chemins désertés ne l’étaient peut-être pas sans raison, menant le voyageur au-delà des portes interdites où subsistaient les ténèbres, l’esclavage, la barbarie. Mon père avait fini par comprendre dans la vallée perdue de son ultime expédition, que l’esprit nomade peut devenir un monstre lorsqu’il se replie sur lui-même ? Que ses plus dignes représentants sont au contraire ouverts, curieux, sensibles au monde qui les entoure ? Bref, à portée de main et pas accrochés au flanc de je ne sais quelle montagne oubliée, loin de toutes les routes.
8 juillet 1991
La Mongolie est au-delà du rêve qu'on peut en faire. Debout dans la steppe, noyé dans l'espace; vous êtes un grain de poussière confronté à l'infini. Une sensation de plénitude s'impose à vous. Entrez dans une ger, dans la lumière qui tombe du thoone, le cercle ouvert en son centre, dans la chaleur du foyer, les paroles et les bruits adoucis par les parois de feutre, la nourriture qui passe de main en main, les visages apaisés de vos hôtes. Et de bonheur, vous fondrez peut-être en larmes.
Quelle vie que celle de ces gens: rien d'inutile, rien de superflu, un troupeau qui permet de manger et qui règle la vie entière: travail, repos, déplacements, prestige. Une tradition d'hospitalité qui sidère l'Occidental: qui que tu sois, entre et mange si tu t'es assuré que le chien est tenu.
Se laisser porter…une attitude très sage, très mongole … Ici on ne trace pas son destin à la hache, on suit la rivière en donnant quelques coups de rame.
La Mongolie était au-delà du rêve qu’on peut faire. Debout dans la steppe, noyé dans l’espace, vous êtes un grain de poussière confronté à l’infini.
Peut-être les traumatismes personnels ne viennent-ils pas des horreurs vécues mais du plaisir coupable d’en réchapper, au détriment des autres.
« Tout ne s’est pas toujours bien passé, d’accord. On chante volontiers la mixité culturelle, mais au quotidien c’est autre chose : mouton grillé ou bouilli ? On enlève ou on garde le chapeau, les chaussures ? On montre du doigt ou de la main ? Le bébé dort seul ou avec sa mère ? Il se couche quand il veut ou à heures fixes ? Jusqu’à quel âge le sein ? Ça n’en finissait pas, et je ne parle pas des tabous, des croyances, des rituels, de la spiritualité, des esprits… »
"Chi end nach ir! Reviens ici, toi!" lui criai-je avec autorité, en même temps que je le rattrapais à grandes enjambées.
Il bloqua net et me fit face, avec un début de doute sur son visage impassible. Je vis ses yeux partir à droite et à gauche. J'approchai mon visage du sien.
"Écoute, frère, tu n'as aucune idée de ce que j'ai dû faire pour arriver jusqu'ici. J'ai traversé seule les grandes forêts, j'ai volé un cheval, j'ai failii mourir de fatigue, j'ai été enlevée par un homme brutal et stupide qui voulait faire de moi sa femme!"
J'approchai encore, presque à toucher son nez, serrant les dents.
"Ne crois pas que tu vas m'empêcher de parler à ma mère!"
Le maître releva la tête et m'envoya un regard qui résumait tout : la nostalgie de l'enfance et de ses espoirs, l'âpreté des épreuves endurées, l'injustice faite aux enfants, partout, qui payent les errances de leurs pères et mères. Voilà le monde tel qu'il est : de grandes espérances, gâchées par tous.
Où que tu sois, en Mongolie, il y a toujours une ger posée sur l'herbe, un troupeau qui broute dans la vallée et un cavalier qui t'observe derrière la colline.
Nous avions commis l’irréparable, nous avions mis en cause notre mère, qui est ici l’égale du Bouddha.