Warda, Souleymane et moi prenions. Il me fallait trouver Rome. Notre Rome, à tous les trois.
Je me mis à écrire. Je me mis à cette histoire que je raconte ici. Celle de notre trio d'amour et d'amitié, qui se séparait petit à petit et que je décidai de réunir tant bien que mal par mes mots. C’était surtout l’éloignement de Warda que j'essayais de conjurer, l'éloignement de ma rose des sables que j'aimais à en crever la bouche ouverte et pour laquelle je craignais de devenir un étranger. Je ne pouvais en vouloir qu'à moi-même. J'avais été un odieux paternaliste, pas vrai, à la juger, elle et ses recherches. Aussi paternaliste que tous ces types qui avaient passé leur temps à lui donner des leçons. Au cours de notre première année à Louis-le-Grand, il y eut déjà ce Brice qu’elle fréquenta et qui consacra des heures entières au Troquet des cœurs à ergoter sur l'importance de l'amour, du couple, de l’horizon à deux pour s'envoyer en l'air. Warda en vint un soir à lui hurler qu'elle ne désirait rien de plus que sa «bite», et l’homélie reprit de plus belle. Sa «bite», ne le saisissait-elle pas, n'était que «l'aboutissement». p. 86-87.
(Les premières pages du livre)
La Rose des sables
Cette histoire commence avec la découverte que fit Warda Shahid. Je me souviens du jour, de l’heure, de l'instant où tout débuta. Où nous prîmes chacun ce chemin sans retour. C'était en 2017, un soir de juillet. Je quittais les locaux de Champenel à Paris, où je venais de discuter avec mon éditeur Tristan Phoriche de mon dernier manuscrit Hors-sol, et m'engageais rue Clovis. J'étais comme après chaque refus malheureux comme les pierres.
Demeurait toujours, à trente-quatre ans, cette maudite sensation que l'écriture me faisait perdre mon temps. Plus nombreux étaient les mois que je consacrais à tel ou tel texte, plus pénible était l'amertume devant le «non». Même lorsque c'était «oui» d’ailleurs, le bonheur restait en demi-teinte. J'avais publié quelques années plus tôt mon premier roman, Jamais la nuit, qui eut un succès pour le moins discret. C'était une histoire compliquée, démonstrative, qui s'était vendue à une centaine d'exemplaires. J'avais été invité à la RCF, où un journaliste me demanda si j'avais écrit «un livre arabe ou un livre sur les Arabes» et cela fut le coup de grâce, s’il en fallait, à mes velléités littéraires.
Je me repris, curieusement, à rêver de la vie d'écrivain. C'était idiot, et on ne manqua pas de me le répéter. On me disait «tu es fou», on me disait «tu es irresponsable», on me disait «cinq pour cent! Cinq pour cent des auteurs vivent de leur plume, Houmam Basara! Et toi? Petit étranger né d’ailleurs tu crois en faire partie?» Que répondre? Comment signifier que ce n'était pas un choix? Que je ne souhaitais pas un nouveau travail, une maison à la campagne? Que je voulais seulement faire ce vers quoi tout m'arrachait aussitôt que je ne le faisais pas? Chaque film vu, chaque musique entendue, chaque livre lu. Comment dire que j'étais configuré à présent, comme un chien courant après une balle? Que c'était en somme écrire ou mourir? «Ne savez-vous pas qu'il y a le mot “vain” dans “écrivain”? Croyez-vous que je me fasse des illusions? Croyez-vous que je puisse faire autrement? Ne voyez-vous pas qu'il y a aussi le mot “cri”? Que le cri, on ne le retient pas?» C'est ce que j'aurais dû rétorquer. Mais je le dis, je suis de ceux qui échouent dans la vie. Qui s'en consolent par les mots.
Pendant que je bifurquais, désenchanté, dans la rue Descartes, je reçus un appel de Warda, Warda la «rose des sables» comme je la surnommai un jour en discutant avec Souleymane, le troisième et dernier membre de notre colocation de la rue Monge.
— Ya Allah, mais combien de fois il faut que je t'appelle pour que tu décroches, Houmam?
C'était un ton auquel elle m'avait habitué. Elle téléphonait à toute heure, en tout lieu et s’indignait quand nous ne lui répondions pas. Ce jour-là, notre conversation dura peu. J'eus seulement le temps de comprendre que son avion depuis Bagdad venait d’atterrir à Charles-de-Gaulle et que Souleymane et moi avions «intérêt à être là», que nous n’allions «pas en revenir». Je ne mesurais pas, ce soir de juillet, à quel point cela serait juste, à quel point nous ne reviendrions en effet jamais, à ce que nous étions. À quel point les trois bateaux de nos vies prendraient le cap vers une terre nouvelle, d'où ils ne feraient marche arrière.
Ce fut pour cela que je ne pris pas l'appel de la rose des sables au sérieux. Je l’oubliai dès que nous raccrochâmes. J'avais l'habitude de ses effets d'annonce. «Tu n’en croiras pas tes yeux», «tu ne verras jamais rien de pareil», tout était toujours «important», «capital», «essentiel». Ce soir-là, ce n’était rien d’autre que le néon bleu d'un strip club, sobrement nommé Le Divan, qui jeta mon devoir de présence aux oubliettes.
La fameuse circonstance baudelairienne. J'y croyais dur comme fer. Je quêtais, depuis des mois, chaque occasion qui me poussait à prendre telle rue, tel métro. Pourquoi? Pour y trouver de l'inspiration pour écrire, un peu ; pour combler l'ennui, beaucoup. Cette fois-ci, le lapin blanc fut justement un livre de Baudelaire, les Tableaux parisiens, que tenait un homme s'engageant dans le club. Je le suivis et descendis des marches éclairées de rose. La moquette rouge au sol atténuait le bruit de nos pas et le tumulte de la rue extérieure se tut, pendant que nous processions l’un derrière l’autre. Arrivé en bas, je me réfugiai immédiatement sur un tabouret du côté du bar, d’où je fixai mes chaussettes. Quelle idée. Moi Houmam, dans un club de strip-tease? Moi, dont le cœur et les couilles sont prises par celle à qui je ne pus jamais rien dire d'autre que mon silence?
— Je vous sers quelque chose ?
Je levai la tête. Pas assez. Mon regard s’accrocha au haut Pink Floyd que remplissait la généreuse poitrine de la barmaid, et n'y échappa plus. Elle dut réitérer sa question pour que je la regarde dans les yeux, qu'elle avait noirs et fardés. Je ne répondis pas. Sans doute comprit-elle que j'étais sur le point de partir, de regagner le monde de là-haut, le monde extérieur. Ce monde de la pilule bleue, ce monde qui donne les moyens aux froussards comme moi de survivre paresseusement.
— Sers-lui un scotch sur ma note, ya Noura. La voix provenait de l’homme sur le tabouret à côté de moi. De son apparence, je me souviens seulement d’une tête large, aux cheveux courts et à la barbe drue. Le reste disparut, se volatilisa comme la vapeur des scotchs, nombreux, qui se succédèrent.
— Quand es-tu rentré d’Irak, Chaouki ?
Ladite Noura s'était adressée à lui en arabe, à quoi il rétorqua en français :
— Ce matin. Je ne veux pas en parler.
— Pourquoi ?
— Tu travailles.
Noura soupira, pendant qu'elle essuyait un verre avec son torchon à carreaux. Elle balaya l'air de la main pour toute réponse. Ragaillardi par l'alcool, je suivis son geste des yeux. La salle était vide, à l'exception de deux types assis, de dos, sur des chaises en plastique. Je ne voyais d'eux que leur calvitie, qui les faisait ressembler à deux choupissons. Sur l’estrade en face, une rousse marchait de gauche à droite, baladant des seins opalins, entre lesquels un collier s'engouffrait.
— Tu ne veux pas en discuter ?
— Noura, fous-moi la paix. Il vaut mieux oublier parfois, que de subir le passé comme tu le fais.
Il était heureux de son bout de jardin, de son enclave de solitude dans les hauteurs délaissées d'une petite campagne, d'un petit pays. Il était heureux, vraiment. Et j'étais heureuse avec lui. Ce fut, comme dans le jardin de ma grand-mère, un instant de ma vie où je sus ce qu'était la sérénité.
A neuf ans, j'entrevoyais déjà une partie de l'injustice de ce système et j'en étais indignée pour ces hommes et ces femmes que nous laissions derrière nous . Ces hommes et ces femmes non choisis, non voulus, ces indésirables de l'arche de Noé dont d'autres créatures, tout aussi humaines qu'elles, avaient décidé que la vie s'arrêterait là. Car l'arche de Noé, comme l'évacuation en urgence, n'était pas une obligation mais un choix : celui de sauver, celui de ne pas sauver.
Derrière la colline, c'était le désert. Je l'observais depuis notre balcon. Le jour, il était rouge, et la nuit il était gris.
Un soir, je l'ai regardé changer de couleur.
Ma mère, mon frère et mes soeurs étaient à Shefa Amr, mon père et mon amie Ahava étaient à Haïfa. J'étais seule. Et je n'étais rien. Aucun lieu, aucune identité, aucun choix. A dix-sept ans, j'étais nomade. Je n'avais vécu nulle part - tout au mieux j'avais suivi - et surtout, j'étais trop jeune pour savoir si cette vie me plaisait ou non .
Dans Emma Bovary, j'avais vu ma grand-mère, Ema et moi. J'avais vu tous les migrants, tous les rêveurs déçus qui étaient partis comme nous étions partis, avec une valise de clichés, pour une France romantique, une France trompeuse, une France qui m'avait menti et où je refusais de rester.
Maintenant que j'y pense, il ne ressemblait pas vraiment à un scarabée. Il n'avait pas de petites pattes mais deux jambes, comme nous. Il était vêtu d'un pantalon de smoking bleu nuit avec des rayures blanches et des chaussures cirées blanches. Et au-dessus rien. C'était tout noir. Il n'y avait que ses yeux, en haut. Des yeux bleus avec des plis sur les côtés. Comme s'il souriait.
- Dis-moi pourquoi tu es là !
Il a sursauté. Et puis il m'a lentement tourné le dos pour essayer de se cacher. Sa carapace était gigantesque. Elle était verte avec des reflets de bronze, de doré et de cuivre.
Une baignoire dans le désert - Jadd Hilal
Bagdad (en 1982), c'était un Tétris terminé. Pas de place pour quoi que ce soit d'extérieur ou de nouveau. Les informations du monde, les informations des pays juste à côté, tout recevait un coup de pied au derrière à la douane.