Citations de Jean-Jacques Schuhl (21)
"Je n'ai pas d'imagination, la simple réalité me convient"
Dans Sherlock Junior, Buster Keaton, projectionniste et s'endort dans la cabine et rêve : il descend dans la salle et comme Alice à travers le miroir, il passe de l'autre côté de l'écran et entre dans le film, noir et blanc, muet, le monde des fantômes : mauvais garçons, beautés dangereuses, armes à feu ...
Elle roule un peu les r, le reste est dans le masque. Elle fait glisser dans sa langue une autre langue, celle de son propre corps. Elle commence une phrase avec un accent althochdeutsch, haut allemand, la termine dans une sonorité yiddish, et passe, en un instant, de l’Université à la cuisine. Elle conjugue les genres, elle aime les mélanges, ce changement de ton à l’intérieur d’une chanson. Elle avance vers la rampe, cinq doigts écartés sur la hanche : le geste des premières chanteuses de saloon parodiant les cow-boys, main sur la crosse du colt, buste un peu cassé, voix poissarde. Tout en marchant d’un pas trainant, elle ramasse la longue traine de la robe, la tient roulée, chiffonnée, sur le bras, ça lui découvre les jambes, soudain c’est une mini ! Parfois, elle en a assez de cette grande robe, de tout ce noir !
Car je voyais maintenant apparaître une démarche chaloupée, mains dans les poches d'un vieux Burberry un peu trop grand, zyeux bleus plissés, gauloise bleue au coin des lèvres. Je ne l'avais pas reconnu tout de suite ... Son apparition n'était pas tout à fait une surprise : depuis le coup de revolver dans le cœur, ça faisait maintenant près d'un quart de siècle, il avait toujours été un peu présent."" Jean sa blondeur cheveux de blé le bleu de France Douce France un p'tit clocher dans le lointain Fleur Bleu Jean de France ... l'accent chantant de Narbonne ponctué par des "t'sais.
Et comment raccorder les deux, le passé et le présent, c'est le problème dans tout, on passe même sa vie à ça et l'avenir passe à l'as.
Elle avait réinventé son corps pour cause de maladie, invalidité, un triste état, il était meurtri, une carapace, un masque qui l'isolait et la rendait vulnérable à la fois, les choses lui étaient étrangères, trop loin et trop près, menaçantes, elle n'y était pas chez elle.
Animée, inventée à chaque instant sous les projecteurs, comme l'est une marionnette, sauf qu'elle était vivante et très vivante et qu'elle passait d'ailleurs d'un état à l'autre vite en mélangeant la femme et le pantin, et le pantin c'était elle aussi.
-- Ce n'est pas ton genre, tout ça.
-- J'essaie de ne pas avoir de genre, même pas le masculin et surtout pas le singulier.
Lupe Velez était la fiancée de Johnny Weissmuller, après un chagrin d'amour avec Tarzan elle veut se suicider, mais en beauté, toujours l'image, même post-mortem, coiffure, maquillage pendant des heures. Manque de chance, les comprimés et l'alcool lui détraquent les boyaux et c'est dans sa plus belle robe, ses superbes toilettes, poudrée, bijoutée, quasiment embaumée, qu'on retrouve l'exotique momie mexicaine, étouffée par son vomi la tête dans les chiottes. C'est ça l'art de la brisure, toute une tournure d'esprit, comme l'art inverse, de récupérer les restes, et c'est vrai qu'un ustensile de cuisine ça peut toujours servir : John Cage a composé un concerto pour moule et fouet à pâtisserie.
"Si, si, à 8 heures...quand le jour se lève, alors l'oreille est vierge, pas encore polluée par les bruits, les conversations, la cacophonie, elle est ultra sensible aux notes, c'est à l'aube qu'il faut écouter la musique!"
… du rire, des larmes, de l’action, un peu de réflexion quand même, pas trop… une vie… n’oublie pas la vie, Charles… tu oublies trop souvent… remets les pieds sur notre belle planète bleue. Ah ! ah ! ah !... Et puis une femme, faut une femme, Carlito, n’oublie pas ça quand même, sans ça tintin pour le Goncourt. Ah ! ah ! ah ! Quoi encore ? Ah oui, ce qui est toujours bien c’est de les faire voyager les gens… les faire rêver… du rêve, Charles, n’oublie pas le rêve, mais ça tu connais, le rêve, hein ? les beaux voyages, New York, Rome… le cinéma… une actrice ou une grande chanteuse peu importe… comme tu veux… Ah ! ah ! ah ! Mais surtout, mets-moi dedans !! Ca vaut le coup !
Les groupes anglais sont surtout des groupes. Ils ne sont musiciens qu’accessoirement.
Elle longeait le bord de la mer à marée basse, en chantant, en sandales pieds nus, le vacarme de l'océan l'empêchait d'entendre sa voix.
Lorsqu’on commence à éditer des anthologies genre Best of Stones ou Best of Who, à connaître le nom de chaque musicien d’un groupe, et qu’on prend le bras du pick-up pour le poser et le reposer sur une plage, c’est mauvais signe : le moment est innommable. Se méfier des gens qui tripotent les machines et ne les laissent pas suivre leur cours autonome et impassible (et quand c’est fini ça recommence)
Ils ont la beauté de quelqu’un qui désespérément continue à faire mécaniquement le même geste inutilement, dernier reste d’un passé suranné – un cul-de-jatte, mettons, qui venant juste d’être amputé, saute tous les matins de son lit ou Nijinski refaisant dans son asile le saut qui l’a rendu célèbre.
Il n’y a nulle intensité, simplement une prodigieuse indifférence. Regard (impassiblement non hiérarchisé : tout se vaut) démocratique des adolescents : ce qu’on nomme leur je-m’en-foutisme ou leur manque d’enthousiasme. Air morne, contemplatif, pas le moins du monde critique mais aussi : attentif à tout, son œil qualifiant tout le monde d’intrus, c’est alors qu’il a des distractions merveilleuses.
Les bombes à Kiel avaient été pour moi un mélange d'excitation et d'angoisse, les ruines après guerre, quelques chose de formidable pour un enfant, jusqu'à ce que j'apprenne, pour les camps...
C'est déjà la nuit souvent quand la petite musicienne traverse en tramway, elle a six, sept ans, toute la ville à moitié en ruine, le fleuve Saar, immeubles aux façades aveugles, fenêtres et portes obturées par des planches, le pont au-dessus des voies ferrées où passent les trains qui relient le Rhin à la France, Forbach juste à côté, puis un quart d'heure de marche : elle longe les murs du vieux château dont l'arrière donne en à-pic sur l'abîme, elle monte le large escalier d'un immeuble ancien et sonne chez Walter Gieseking, cartable avec les partitions dans une main, boîte de cigares dans l'autre : vingt-cinq cigares contre leçon de piano.
Oui, elles étaient toutes là, comme pour une première, ses actrices, ses femmes, car toutes avaient été amoureuses de lui, d'une façon ou d'une autre. Il aurait d'ailleurs pu séduire n'importe qui, homme ou femme. Et après tout, il les avait fait parler, bouger, remuer un peu, dire parfois quelque chose de piquant, d'amusant, il les avaient manipulées, en bon marionnettiste, elles qui autrement n'étaient que des masochistes sans emploi, attendant leur maître, mais ils les avaient choisies pour ça, justement, pour leur ridicule fatuité, leur mièvrerie empotée, leurs grands airs faussement tragiques, pleines de certitudes, faisant tout sans poser de questions, no problem, la carrière d'abord, froides et calculatrices au fond : la femme allemande d'après-guerre, l'Allemagne, avec qui il n'arrêtait pas de régler ses comptes.
« Votre sang est arrivé ! », je commençais à m'endormir, relié à des fils, la transfusion allait commencer.
J'avais toujours cherché, j'y suis parfois parvenu, à écrire avec l'encre des autres, par transfusion du style, esprit d'autres écrivains, citation, plagiat, « collage » de coupures de presse de l'AFP, AP, Reuters..., de ce qui circulait des agences de presse du monde entier sur les « fils ». Je me voulais scribe, transfusé donc de manière permanente pour l'écriture, mais pour le reste aussi :
Transfusions
en tout genre
24 heures sur 24
[...] Les liaisons sont nombreuses entre la médecine et la littérature. Depuis Dostoïevski les personnages, narrateurs et même inventeurs du roman moderne ont souvent un corps malade et un cerveau fêlé.