Donnez-moi de quoi changer les pierres,
De quoi me faire des yeux
Avec autre chose que ma chair
Et des os avec la couleur de l'air ;
Et changez l'air dont j'étouffe
En un soupir qui le respire
Et me porte ma valise
De porte en porte ;
Qu'à ce soupir je pense : sourire
Derrière une autre porte. ..
Y. mais peut-être, cette nuit-là, là, apparaîtra à la minute
de derrière les horloges, certain Chevalier Noir, maître d'un
monde sans clef où gît l'Aurore Cristal fusée d'une déchirure
de la nuit possédée qu'un bond ne franchit pas, qu'une main
de feu n'éclaire pas, qu'une porte battante n'ouvrira pas.
Où que j’erre
Sortir de la mort, sortir de la pluie, sortir du pays,
Sortir du pays, sortir de son pain, sortir de l’ennui,
Sortir du toujours, sortir du jamais, sortir du pays,
Il y a là-dedans quelque chose qui ne me revient pas,
Quelque chose qui me ronge et me découpe. Ah sortir
De sa boue,
Et sortir de sa nuit et de la nuit des autres,
Sortir de sa chance et de sa mauvaise chance,
De l’amer et de l’aigu, de la mer et de la terre (…)
AMÈRE
Au point du jour pisse un brouillard bleu
Il épile un soleil
Et se taille un croûton de jour
Il veut s'asseoir dans un fauteuil
Mais se suicide avant
Désespéré de n'avoir pas ce qu'il n'a pas
le poète
le poète
Il mêle son sanglot au chewing-gum
Et s'ébat devant les grains de sang
Qui habitent son plastron
Il voulut voler les amours perdues
Et les fumer comme des mégots sans goût
Il y a de la mort dans l’air
II
À minuit sonnant, un vaisseau de marbre entra dans
le port, l’appel des sirènes répercuté par toutes les clo-
ches d’alentour devint comme une révélation pour l’esprit
du vagabond. On vit sortir des squelettes bancals portant
l’insigne des pirates d’Epinal. Des têtes armées de visières,
des pieds torturés, des mains, des yeux sans propriétaire
les suivaient, innombrables petits chiens. Les araignées
conquérantes occupèrent immédiatement la rade et
pendant qu’ils pillaient les magasins, on leur construisit
des baraquements de toile. Les peintres appelés en hâte
teignirent en rouge les voles décolorées du navire de mar-
bre ; ce qui prouve que la mort va jusqu’aux pierres.
(14mars 1946.)
/Revue « Seine » 1946
UN SAFRAN DE MARS
extrait 3
La machine de l'Amour battait la campagne, hâtait
les saisons. L'échelle de son ombre dépassait l'horizon.
Il y est un soleil et quelques allumettes perdus dans
la boîte du vide…
Une étoile avec la chair de l'œuf.
Un grand rideau d'objets. Rien devant et tout APRÈS.
TOUT ENFANT DANS LA LANDE
A SES VISION
La fée déguisée en feuillage, tout en elle sent la mer, lac
et ressac. La mer ? d'une enjambée on la franchit. Après la
lumière l'onde est devenue verte. On ne discute pas avec les
morts.
Apportez la lumière ? Viennent trombes, pics, vals et char-
dons. Le dernier couac est celui du pendu. Hamlet, Hamlet,
c'est moi (to be or not to be). Trombes, sacs, ressacs, carnages,
espoirs tout nus.
La mare est rouge et sue du sel.
Je l'adore.
Jadis elle se fit construire un palais dans la lande. Feux
follets, lutins, nains dans la ville temple, dans la montagne
chaude des bruits et la sarabande s'exténuent jusqu'au silence du coq.
C'était au temps de la grande prêtresse Lune.
XII-45.
QUE CHERCHENT LES REGARDS
Que cherchent les regards du ciel au fond du lac
Où dorment des momies ?
Légères se balançant sur le sable bleui
Leurs membres sont des sacs
Je ne suis pas de celles-ci car mes bras qui sont lourds
Ne se détachent point
Mais mes yeux vont au loin et j’ai peur qu’un jour
Ils perdent leur chemin
Il a moins de soucis le vagabond qui part
Souhaitant mourir demain
Quant à moi mon sentier n’est pas pareil au sien
Je veux finir plus tard
Mais le fil qui casse laisse en guise de passé
Des cercueils de bois
Et la mort n’oublie pas qu’elle a pour nous faucher
Une mer de bras
Un jour je dormirai du sommeil dont j’ai peur
Pour ne plus m’éveiller
Je descendrai au fond de ces temps oubliés
Où les sirènes pleurent
Et les très longs voyages repliés dans ma tête
Seront chiffons de rêve
L’archange qui nous garde et sans nous ne s’élève
Sera l’ange de la fête
Puisse durer longtemps le phare du vaisseau
Qui nous porte sur terre
L’abri que se construisent les marins sous les flots
Me semble bien précaire
Allégés de leur poids ils sont bulles de verre
Portés par les anges
Un rêve qui les cogne claque comme une orange
Entre deux bras de mer.
Juin 46
Où que j’erre
Extrait 2
Sortir de la mort, sortir de la pluie, sortir du pays,
[…]
Sortir de ce pays qui m'assèche,
Ce pays qui me pousse dans le ventre en roses rouges de douleur,
en roses de vie et d'eau de vie, en ombres et en attentes, en silence
et en amour,
derrière ma vie, mon rêve et mon identité.
Car moi je veux m'endormir profondément
Et me réveiller plus profondément encore
Dans le sorti du jour, le sorti des transes, le sorti du quotidien, et du
pain qu'on
nous mange et de la douleur qu'il faut manger
Pour devenir plus grand, plus lourd et plus dur qu'un jour de travail
Dans l'horizon mal construit de son malheur.
Ah je crois bien, je crois bien n'y voir plus très clair !
Mais : Sortir de son pain, sortir de l'amer, sortir de sa soif
Sortir de l'envers, sortir de l'endroit.
Et du droit de penser que ça vous est égal
De n'avoir plus de droits,
Voilà, voilà ce qui est clair !
Dans son coin, l'araignée noire.
Elle file son drame et dort
D'un sommeil de chevelure.
Et la chambre mange ses rêves.