Nous étions pauvres. La viande ne parvenait à la maison que pour les fêtes "mangeoires", mais nous avions les fruits de l'Ouche, les choux et les carottes du jardin. Les pommes de terre, surtout, qu'on appelait les "treufes", et que je préférais bouillies en plein vent dans la marmite du cochon ; elles gardaient un peu de terre qui craquait sous les dents ; elles sentaient les mains caleuses, le premier vent d'automne. Notre seul luxe : les miches de pain qui reposaient sur les claies, au bord du plafond, après la liturgie du four. A l'heure des repas, grand-père les prenait comme des ostensoirs et dessinait sur la croûte, de la pointe du couteau, un long signe de croix avant de découper des tranches épaisses de deux doigts que nous attaquions avec respect, telle une prière.
Maman et papa, s’aimaient. Ils s’aimaient encore malgré l’éloignement… Mais le cinéma, les barrages nous les ont volés. Maman est partie la première. Des films et des films à travers le monde, le succès, la gloire. Une vedette, quoi ! dévorée par les journalistes, les photographes, toujours en représentation. Papa a tenu plus longtemps auprès de nous, puis il a pris le large à son tour. Le chagrin, l’ennui… Le mari d’une étoile filante, tu crois que c’est drôle ? Et ses gosses ?
Elle appelait ses lèvres comme la terre promise. Quand il l’embrassa, le monde n’existait plus. Il n’y avait en elle que ce torrent qui rompait les digues de la joie.
J’ai appris à les connaître. Ceux qui se croient mal-aimés, surtout. Inutile de les raisonner. Nos pauvres mots ricochent sur eux sans les atteindre. Tu as beau partager leur vie, prodiguer ton amour. Va donc remplacer une mère !
Les yeux de maman semblaient puisés dans l'eau bleue de l'étang ; il y flottait des écharpes de brume, des secrets endormis. A certaines heurs, une flamme verte s'allumait dans ses prunelles.
- La route sera longue jusqu'à Olympie..., murmura mon mon père.
Il reprenait les mots de Charmide qui m'avaient inquiété. Quand il se leva pour gagner sa couche, je fis de même avec Lysis, mais auparavant je rendis une dernière visite à nos chevaux. Leurs yeux brillaient dans l'ombre de l'écurie. Ils posèrent tour à tour leur tête sur mon épaule. Ils étaient pacifiques, fraternels. Et je leur murmurais des mots d'espoir.
Des mal-aimés, victimes la plupart de la séparation et du divorce, il faut beaucoup d’amour et de patience pour qu’ils retrouvent le chemin de la joie.
Le chagrin peut jeter un enfant au-delà de lui-même.
Pour la première fois, elle distinguait à sa tempe gauche la naissance d’une ride. L’ombre d’une ombre, et si obscure qu’il fallait se pencher, étudier longuement la peau pour deviner la fine meurtrissure. Mais Isabelle s’effrayait. La ride devenait un abîme. Le temps la menaçait-il déjà ? Ou les nuits de veille ? Pourquoi le plaisir gravait-il si tôt ses cicatrices ?
Je connais la haine, et le sang, et la peau. ai-je traversé un seul jour sans croiser tes plaies et ton regard d'exil ?