Lettre postée de Hollywood le 21/10/4957 :
Cher Albert,
Quel beau moment ! Et que cette joie demeure longtemps dans votre cœur, car elle est la plus pure, la plus merveilleuse – une joie qui réhabilite beaucoup les hommes et mêmes les académies. Je vais bien : il y a Malraux. Mais vous êtes demeuré au cœur de la souffrance et lui est allé chercher l’oubli dans la beauté. Vous êtes resté toute votre vie une blessure et lui a succombé à la tentation des « pensements ». Mon adoration pour lui demeure entière mais ma joie pour vous est d’autant plus grande qu’elle est plus proche de moi. Vous êtes nous…
Affectueusement Romain
... Carmen Tessier qui tient "Les potins de la commère dans France-Soir : "Les puristes de la N.R.F. sont très agités, écrit-elle dans sa chronique. On prête à Albert Camus et à Jacques Lemarchand l'intention d'épousseter Les Racines du ciel pour les éditions à venir". Rue Sébastien-Bottin, les intéressés démentent cette information "totalement dénuée de fondement et également blessante pour tous ceux qu'elle met en cause". Mais à Paris le bruit court déjà.
"Il est de bon ton de dire que ce Goncourt-ci est vraiment très mal écrit...", glisse Pierre Dumayet, le 19 décembre sur le plateau de Lectures pour tous. Romain Gary est donc là pour se justifier. Le langage du personnage n'est pas celui de l'auteur, soutient-il. "Je considère que, à tout ouvrage correspond un style et lorsque vous lâchez un troupeau d'éléphants comme moi à travers l'Afrique, que vous évoquez la sueur, la brousse, la forêt vierge, les aventuriers, les évènements incessants, les avatars, les aventures à répercussions constantes, vous ne pouvez pas le faire dans le langage de La Princesse de Clèves et de la duchesse de Guermantes.
[Gary] a adressé à son éditeur les épreuves corrigées de "La Promesse de l'aube" (...) Tandis que le texte circule déjà rue Sébastien-Bottin, il a été contrarié d'apprendre que "certaines personnes le commentent en ville et en citent les meilleurs morceaux", écrit-il à Claude Gallimard. (...) "Je ne veux pas que les mondains, les gandins et les dandins s'en servent comme caracolade entre la poire et le fromage."
L'image publique de Romain Gary apparaît des plus complexes. Ancien combattant, gaulliste notoire, écrivain bourgeois à a mode NRF, un certain académisme mêle à l'odeur du soufre et au parfum du scandale...
De fait, et en dépit des avis dithyrambiques de Camus et Lemarchand, ce n'est pas auprès de Lesley que Romain cherche à être rassuré, au cours de cet été 1956, à l'approche de la parution des Racines du ciel. C'est auprès de Malraux.
[...] l'histoire du caméléon : on l'a mis sur un tapis rouge, il est devenu rouge...sur un tapis vert, il est devenu vert … sur un tapis bleu, il est devenu bleu… et puis on l'a mis sur un tapis écossais et le caméléon est devenu fou."Peut-être est-ce pour éviter cela que je ne réfléchis pas trop et que je n'ai jamais réfléchi à ce que je suis", [...]
Tandis qu’il vient de reprendre son rasoir avec lequel il dessine sa fine ligne de moustache, la radio grésille, la lame dérape et effleure la peau qui saigne déjà. De stupéfaction, Romain tourne le modulateur pour augmenter le volume. Il a bien entendu. Il vient de recevoir le prix Nobel de littérature. Saisi par l’émotion, il parcourt le consulat à grandes enjambées, pour prévenir Lesley qui dort encore, après avoir écrit toute la nuit ; Sortie de son sommeil par le bruit de la porte ouverte sans ménagement, elle voit arriver Romain, la joue ensanglantée, et les yeux rougis qui lui annonce : « Albert a eu le Nobel » Pour Gary, Camus est un frère.
Rue Sébastien-Bottin, ses lecteurs sont enthousiastes. Michel Gallimard lui écrit : "Lemarchand vient de terminer Education africaine. Il est très emballé, et trouve que c'est "un grand livre", qu'il a lu d'un bout à l'autre avec beaucoup de plaisir et d'intérêt." Lemarchand, qui a pris l'avis de Camus - "est très emballé" lui aussi -, le lui écrit à son tour quelques jours plus tard...
D'ailleurs, le véritable bonheur, c'est se débarrasser de soi-même; et il n'est vraiment libre et débarrassé de lui-même que lorsqu'il écrit !
De fait, Majorque n'est pas une retraite mais un labeur.
L'écrivain se tue littéralement à la tâche. Il se tient à l'écart de la population qui le voit lire la presse, tôt le matin, et nager longuement jusqu'au large, ses deux seules occupations hormis l'écriture.