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Citations de Laurent Nunez (30)


J'AI ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l'écrase ? (p. 13)
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Nous avons d'ailleurs une vision binaire et bizarre de l'existence : le travail, et puis seulement le loisir. Comme si l'un était la conséquence de l'autre. Tout dans notre société dit cela :
- une semaine de travail, puis le week-end
- une année de travail, puis les congés payés
- une vie de travail, puis la retraite.
Décidemment, nous avons été bien éduqués. Nous voyons le temps libre comme la récompense après le temps occupé.
Ce n'était pas comme cela au début.
Ce n'était pas ainsi que vivaient les gens auparavant.
On le sait parce que les langues anciennes nous le disent : il y avait tout d'abord un mot pour dire le repos, les dîners entre amis, la journée à rêvasser, à réfléchir, à lire; et ce n'est qu'après - bien longtemps après ! - qu'on a inventé un autre mot pour contredire tout cela.
D'abord il y avait un mot latin pour dire le loisir, otium, puis on a inventé un autre mot pour nier le loisir, negotium.
Neg-otium, cela voulait dire : le temps qu'il faut malheureusement retrancher de l'otium. (Ce qui prouve bien que l'otium a été pensé avant le negotium, parce qu'on ne peut pas retrancher quelque chose de quelque chose qui n'existe pas).
Au fil des siècles, notre civilisation marchande s'est construite autour de ce mot : negotium. Elle l'a chanté, vénéré, glorifié : elle en a fait un mot magique - le négoce.
Et le mot otium ?
Non, trop dangereux.
Trop permissif.
Trop jouissif.
Poubelle.
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Il y a un mot bizarre mais que j'aime bien : pronoïa. C'est le contraire de la paranoïa. C'est croire que l'univers entier conspire en votre faveur.
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Et voilà : sans livres, sans collègues, sans élèves, sans amours ni amis, sans contraintes et sans horaires, sans radio ni téléphone, sans même de boîte aux lettres, sans donc rien de ce qui aurait pu les empêcher de réfléchir autant qu’ils voulaient, Choulier et Meinhof crurent qu’ils allaient enfin réfléchir autant qu’ils le voulaient. Il n’y avait plus rien, absolument plus rien autour d’eux ! – rien que le silence pour entendre le langage… Le ciel lui-même, durant ces premiers mois de 1939, avait perdu ses longs nuages. Tout était bleu par-dessus les montagnes. Tout était vide. Et puis l’air piquait terriblement les narines, le vent mordait les visages et les cous, les écharpes demeuraient inutiles, les bonnets et les gants paraissaient vains : l’hiver ici n’a rien de l’hiver parisien. C’est une saison terriblement pure, c’est-à-dire terriblement morte, où tout semble figé dans le gel et l’ennui. Les gens hibernent alors tout autant que les animaux. Dieu lui-même semble frileux : la nuit tombe si tôt qu’on se demande certains soirs s’il a vraiment fait jour.
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Introduction : Pourquoi écrivez-vous ?

Postures et impostures du renoncement
I.Ces écrivains qui refusent d’écrire – l’impossible nouveauté – le non-écrivain – l’appel au vague – le style : présumé coupable – l’exagération littéraire – la main de l’auteur – les origines de la Terreur – L’imposture terroriste.
II. Borel, juge de Jacques : relecture terroriste de La Dépossession de Borel
III. Noli me tangere : de l’impossibilité de suivre Rimbaud
Peut-on ne plus écrire ? – Peut-on écrire sur Rimbaud ? – Les textes présentatifs : Le Clézio, Michon, Aragon – Les textes représentatifs : Rimbaud et le personnage, Rimbaud et le narrateur, Rimbaud et l’auteur, Rimbaud et le lecteur - Peut-on vivre comme Rimbaud ? – Peut-on ressusciter Rimbaud ? – Les communautés rimbaldiennes – Leiris : Rimbaud et Limbour – Breton : Rimbaud et Vaché – Conclusion négative.
IV. Bavardage sur un Bavard : relecture terroriste de des Forêts
V. Une réplique ambiguë : Paulhan, Caillois, Blanchot
Les corbeaux noirs – La contre-attaque littéraire : contre l’impossible nouveauté – contre le non-écrivain – contre le flou – contre le délit stylistique – pour la main de l’auteur – Trois parcours différents : Paulhan et Le Don des langues – Les palinodies de Caillois – Blanchot ou le malentendu.

Conclusion : De la littérature considérée comme une salamandre
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Peut-être faudrait-il reprendre goût à l'ennui. Voyons : est-ce donc si terrible de ne rien faire ? Qu'avez-vous donc à craindre à l'intérieur de vous que vous vouliez constamment regarder à l'extérieur ? De quoi voulez-vous donc toujours qu'on vous divertisse ?

Et puis, ne rien faire ce n'est pas ne rien faire. C'est laisser monter en soi le désir et l'attente. C'est même vivre comme un dieu, puisque c'est voir passer devant soi ce Temps qu'on vient de créer : "Pendant l'insomnie, je me dis, en guise de consolation, que ces heures dont je prends conscience, je les arrache au néant, et que si je les dormais, elles ne m'auraient jamais appartenu, elles n'auraient jamais existé" - Emil Cioran...
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"Pour user d'une image très juste bien qu'anachronique, disons que nul ne peut demeurer très longtemps en "mode avion". Parce que plus on coupe les liens qui nous relient aux autres, et plus on pense à ces liens bêtement coupés. C'est ainsi : loin du monde, on s'imagine toujours que le monde existe, qu'il se passe plein d'histoires et de drames, mille péripéties qu'on rate injustement... Et d'un doigt déjà nerveux, comme au bord d'une asphyxie mentale dès lors que plus rien ne se respire de l'air du temps, on s'empresse de rétablir la connexion..."
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Pour répondre à cette énigme, je crois qu'il faut se servir de ce que les théoriciens du cinéma ont appelé "l'effet Koulechov". Souvenez-vous : en 1921, le réalisateur russe choisit dans un film trois gros plans, assez neutres, de l'acteur Ivan Mosjoukine, le regard porté vers le hors-champ, qu'il monta juste avant trois plans représentant : 1. Une assiette de soupe sur une table. 2. Un enfant dans un cercueil. 3. Une femme lascive sur un canapé.
Koulechov remarqua que les spectateurs à qui il dévoilait ces trois séquences admiraient le jeu d'acteur de Mosjoukine, qui selon eux savait merveilleusement interpréter 1. La faim 2. L'affliction. 3. Le désir.
L'effet Koulechov désigne ainsi la propension d'un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède dans le montage, avec en retour l'influence de ce plan sur le sens du précédent − une sorte de double contamination sémantique.
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L'avenir, c'est ce qui est à venir, ce que vous avez prévu et qui devrait arriver. Le grand voyage au Japon (vous économisez depuis un an), le concert de Radiohead ou le spectacle de Blanche Gardin (vous avez pris vos places il y a six mois), la semaine de ski avec vos amis (vous en parlez depuis quinze jours). C'est beau et c'est bien, l'avenir, parce que c'est jalonné et puis très rassurant - mais j'éprouve toujours une préférence pour le futur.

Le futur, c'est ce qui viendra sans que vous l'ayez vu venir. C'est ce visage que vous croiserez à une fête où vous ne vouliez pourtant pas vous rendre. C'est ce coup de fil qui vous proposera un travail bien plus intéressant que celui que vous avez. Le futur c'est partir en Espagne pour écrire un livre sur la Movida, et revenir avec un livre sur la poésie française du XIXème siècle (ça je l'ai vécu avec "Si je m'écorchais vif"). Quel bonheur : le futur c'est l'imprévisible [...], ce que vous n'auriez jamais imaginé, mais qu'il fut bon pourtant d'attendre et d'espérer. Bien sûr, le futur regorge de dangers [...]. Mais à n'avoir l'oeil fixé que sur l'avenir, nous aurions tous des vies très sages et automatisées ; alors que c'est la confrontation avec le futur qui nous rend humains - plus exactement : qui nous remplit d'humanité.
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Vers quel visage avez-vous souri pour la première fois ?
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À la fin du XXe siècle, comme le temps pressait – on venait d’apprendre que le soleil allait exploser dans moins de six milliards d’années –, les Nord-Américains inventèrent des rendez-vous très brefs, saccadés, – comme des danses, mais assises. C’était des chaises musicales mais on était déjà assis.
En Europe, on ne prit pas le temps de traduire ces nouvelles rencontres: elles gardèrent le nom idéal de speed-dating.
D’abord la vitesse – speed –, ensuite la rencontre – dating.
D’abord l’assurance de ne pas perdre son temps – speed –, puis celle de l’avoir perdu – dating.
D’abord pouvoir choisir – speed –, ensuite avoir choisi – dating.
D’abord vivre à cent à l’heure – speed –, puis rencontrer la mort – dating.

Mais le goût de la vitesse, le souci d’être présent partout, d’être moderne ou contemporain, tout cela me fait peur comme à beaucoup d’autres. C’est de surcroît très difficile de mesurer sa vie, de savoir s’il faut la remplir – et avec quoi.
Qui peut dire ce qu’il faut faire des heures qui nous sont données? Quelle unité choisir? Comment compter l’existence? En livres lus, en livres écrits, en sueur, en kilomètres, en kilogrammes, en bouteilles vides, en enfants nés, en amis enterrés, en impôts payés, en mots prononcés, en corps conquis?
J’entrevois dès lors une autre énigme qui, posée sérieusement, détruirait les nations.
Combien coûte une heure de ma vie? Je veux dire: combien d’argent est-on prêt à me donner – suis-je prêt à recevoir – en échange d’une heure de mon existence? Supposons: je gagne 20 euros par heure. C’est beaucoup 20 euros. (Le SMIC actuel est de 8,44 euros.) Toutes charges payées, cela me laisse environ 2500 euros par mois – et je fais partie des 10% des Français que l’INSEE prétend riches.
Pourtant, si je suis riche au point de gagner 2500 euros par mois, cela ne signifie pour moi qu’une chose: on estime une heure de mon existence équivalente à 20 euros. C’est cela: je donne 60 minutes à l’État, à l’entreprise, au magasin, à l’usine, et en échange on me tend un billet bleu, un beau billet de 20 euros.
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A croire que le seul véritable scandale dans nos sociétés modernes, la seule chose que plus personne ne comprend, la seule chose que plus personne ne pardonne, c'est d'avoir une vie intérieure.
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p. 131 Mieux vaut se faire abeille et bâtir sa maison dans l’innocence, que régner avec les maîtres du monde, hurler avec les loups, gouverner les nations » Höderlin
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(Les premières pages du livre)
La statue sur le rond-point
J’ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l’écrase ? En passant devant ces colosses qui n’offrent que de l’ombre, notre regard frôle le marbre ou glisse sur le bronze. Nos épaules se haussent.
On les voit mais on s’en fout.
Je l’ai vérifié cent fois à Paris, dans tous les parcs, sur toutes les places ; mais c’est pareil à Fontan. Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un de ces ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. À mon avis, elle fait bien cinq ou six mètres. Comptez deux mètres de plus pour le piédestal. Je l’ignorais pendant presque vingt ans, mais elle représente Étienne Choulier, “homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955”, s’il faut croire la plaque commémorative. En tout cas – comme ma théorie le prévoyait –, cela faisait des années que Choulier, gros comme une montgolfière, me regardait passer, fier, voire hautain, mais le regard calme, froid, disons même triste. (Je parle de lui, et un peu de moi.) La moustache anglaise, le nez très droit, les épaules basses. (Je parle de lui seul.) Il y a quinze jours, pour la première fois de ma vie, je l’ai regardé avec attention : son buste est penché démesurément. On dirait que sa jambe droite, en avant, lui sert d’appui. Sa jambe gauche, plus libre, a le talon levé : l’impression donnée est qu’il court ou qu’il se précipite, d’autant qu’il tient du bout des doigts une liasse de papiers. J’ai traversé la route pour voir cela de plus près ; et le vieux Pascal m’a surpris dans mes rêveries. “Tu t’intéresses à Choulier maintenant ? Je dis toujours que c’est le patron du village ! C’est en tout cas notre saint à nous, les intellos, grâce aux deux théorèmes qu’il a trouvés quand il vivait au mas Chinon.” Comme il a été mon instituteur (il y a longtemps), Pascal cherche toujours à m’impressionner… Pour moi, le mas Chinon n’a jamais été qu’un gros tas de ruines près de l’étang d’Escande, à la sortie du village… C’est là qu’un été, adolescent, j’ai embrassé une fille pour la première fois. Et quelqu’un d’important vivait donc parmi ces débris ? Pascal sourit en hochant la tête. “Personne n’a fait attention à Choulier lorsqu’il s’est installé chez nous ; c’était lui-même un ours. Mais quand ses trouvailles ont été validées par l’Académie, et avec tout ce qu’il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu’une partie de sa gloire est retombée sur le village.” Je comprends mieux : le mas s’écroulait, alors on a élevé une statue. Pascal me dit qu’ensuite le maire a même créé une bourse Choulier, pour récompenser les meilleurs élèves de Fontan. Je ne l’ai jamais eue, ni aucun de mes amis. Mais je ne suis pas rancunier (enfin un peu, comme tout le monde), et comme je suis au chômage, que cette statue trône devant la pharmacie de ma grand-mère, et que j’ai remarqué qu’on ne la remarquait pas, j’ai décidé d’enquêter sur ce fameux Étienne Choulier.
Vous allez voir: j’ai très bien fait.

2. Les deux linguistes
Première surprise : Étienne Choulier n’était pas venu seul à Fontan, dans ce vieux mas Chinon à présent démoli. Il y avait avec lui Stefán Meinhof, même si très peu de gens ont entendu parler de ce dernier. Les deux hommes s’étaient rencontrés en janvier ou février 1935, à la cantine de la Sorbonne. Je ne vais pas jouer aux romanciers et décrire ce qu’il y avait au menu, et les sauces et le goût de chaque plat, mais voici ce que j’ai appris grâce à mes recherches en bibliothèque, et grâce aux petites vieilles du village, souvent plus bavardes que les livres.
À l’époque, Choulier avait trente ans : brun, trapu, barbu, et toujours les mâchoires serrées. Ses collègues assurent qu’il vous regardait toujours droit dans les yeux, mais comme si vous n’étiez pas là. Ils savaient dès lors peu de choses sur lui. Né dans le Jura. Grands-parents ? Agriculteurs. Parents ? Instituteurs. Enfant sage, adolescent timide et dégingandé, étudiant ivre de poésie romantique. Et puis soudain : plus jeune agrégé de grammaire. Il y a des arbustes tordus ridiculement qui d’un coup crèvent le ciel. Du reste : pas marié, pas d’enfants. Pas vantard – je l’ai déjà dit ? Le professeur Choulier enseignait donc la grammaire à des étudiants chevelus, très sûrs d’eux, et bavards. Comment le leur reprocher ? Ils croyaient déjà tout savoir de la grammaire française, puisqu’ils parlaient tous parfaitement français… Très vite, Choulier avait renoncé à les sermonner et à les contredire : il se contentait de faire l’appel et de donner quelques exercices, qu’il corrigeait ensuite d’une voix morne, s’interrompant dès que la sonnerie retentissait – même en plein milieu d’une phrase. Le pluriel des verbes réfléchis ; la déshérence du subjonctif passé ; la féminisation des noms de métier : ses cours l’ennuyaient presque autant que ses étudiants.
Il aimait pourtant les agacer, les voir douter. Il avait pris l’habitude de leur parler très franchement, dès la première heure de cours : “Je serai votre professeur cette année, mais je crois que je ne peux rien faire pour vous. Absolument rien. Si vous réussissez dans vos études, ce sera soit par l’intelligence soit par l’effort. Par l’intelligence : et il faudra dès lors remercier votre cerveau et ses neurones, et donc juste la génétique, et donc juste vos parents. Par l’effort : et là il faudra juste vous remercier vous-mêmes. C’est injuste mais c’est ainsi : soit l’inné, soit l’acquis. Moi, je ne crois pas avoir ma place dans l’équation. Je ne peux absolument rien pour vous. Je ne changerai assurément rien dans vos destinées. J’attends pourtant de vous tous du calme, et beaucoup d’assiduité. Oui, il faudra venir et m’écouter toute l’année, et puis même faire ce que je vous demanderai. Ne me demandez pas pourquoi.” Dans l’amphithéâtre, les étudiants se tordaient de rire, refusant de voir la grande vérité dans la petite blague.
D’après la plupart des témoignages, Choulier était d’un naturel calme, bon vivant, à la fois craintif et poli. Très poli. Imaginez un moine sans bure. Peu coquet : il devait avoir trois chemises et deux pantalons. Frileux aussi : il avait toujours un foulard autour du cou. C’était un professeur très peu impliqué, c’est-à-dire qu’il parlait beaucoup mais qu’il ne s’exprimait guère. Comme il ne voulait la place de personne, et qu’il refusait les heures supplémentaires que l’administration voulait lui confier, les autres professeurs l’appréciaient et recherchaient sa compagnie ; mais ils le trouvaient également bizarre. Disons : saugrenu. Il était le genre de type, quand vous lui demandiez l’heure, à vous répondre impassiblement : “Il est la mort moins le quart, mais j’avance.”
Souvent, le midi, il posait son plateau de cantine très doucement, sur une des grandes tables réservées aux professeurs. Il s’asseyait dans le même silence, sans un regard pour personne ; puis il mettait les mains sur la tête. Il soupirait, marmonnant deux ou trois fois : “Je suis malade…” Et toujours – toujours ! – il y avait quelqu’un pour lui demander ce qu’il avait, pour essayer de l’aider, ce pauvre homme qui semblait si triste et si mal. Et toujours – toujours ! – Choulier relevait la tête, expliquant dans un demi-sourire : “C’est incurable hélas. J’ai une très grave maladie, horrible de nos jours : je vois le langage.” Il partait enfin dans un gros éclat de rire, qui faisait trembler son corps et avec lui tout le banc des professeurs. Et voilà, c’était tout ; mais cela lui suffisait à toujours rire un peu plus, et aux autres professeurs à toujours un peu moins le considérer.
Un jour toutefois, tandis qu’il achevait encore une fois cette blague qu’il devait par conséquent prendre très au sérieux, tandis qu’il murmurait : “Je vois le langage”, et qu’il riait déjà de lui-même comme de la tête de ses camarades de table, celui qui avait été le plus jeune agrégé de France sentit une main toucher son épaule. Un homme en costume brun était derrière lui, ni peiné ni souriant, qui lui souffla juste : “Idem.” Et comme Choulier ne semblait pas comprendre, ni ses collègues alentour, alors l’homme resté debout, après s’être mordu les lèvres, se pencha un peu pour être plus explicite : “Idem pour moi.” Le visage de Choulier demeurait perplexe, et l’autre avait donc été obligé d’ajouter : “Idem : même maladie”, tout en hochant la tête lentement, longuement, logiquement.
Choulier ne finit pas son repas ce midi-là.
Choulier venait de rencontrer Meinhof.

3. Les répétiteurs
Idem : et en effet, ces deux-là comprirent vite qu’ils se ressemblaient beaucoup. L’un avait trente ans, l’autre en avait vingt-cinq : ils n’avaient peut-être pas le même âge mais ils éprouvaient déjà, devant les êtres et la vie, exactement le même ennui. Tous deux n’attendaient de l’existence ni l’amour ni la gloire, ni même la richesse, ni même le plaisir – ni même l’absence complète de déplaisir. Ils cherchaient autre chose : et si j’ai encore un peu de mal à les comprendre, à cerner leurs personnalités, je crois qu’ils voulaient quelque chose de très simple et de très compliqué à la fois. Ils voulaient trouver.
Tous deux étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués : mais par-delà le goût de l’apprentissage, la volupté de l’étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient – et qu’ils ne ressentaient vraisemblablement pas –, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin !, une théorie incroyablement neuve.
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Napoléon ne comprenait pas grand-chose à la langue française. Des témoins et pas des moindres, Montholon, Caulaincourt, l’ont entendu dire section pour cession, rente voyagère pour rente viagère, enfanterie pour infanterie. Son orthographe laissait également à désirer : je regarde ses lettres autographes, et voilà que je déchiffre halumette, spectaque, comerse, amuzé, caractaire,
senté, painible… J’en ai encore des haut-le-coeur.
Il paraît que les asiles regorgent de gens qui se prennent pour cet
homme. Ces gens sont donc encore plus fous qu’on ne le croit.
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Freizeitstress (allemand)

Décidément, nous avons été bien éduqués. Nous voyons le temps libre comme la récompense après le temps occupé.

Seul Faulkner peut s'opposer à l'Ecclésiaste : « j'ai compris, il y a quelques temps, que c'est l'oisiveté qui engendre toutes nos vertus, nos qualités vertus, nos qualités les plus supportables - contemplations, égalité d'humeur, paresse, laisser les gens tranquilles, bonne digestion mentale et physique : la sagesse de concentrer son attention sur les plaisirs de la chair - manger, évacuer, forniquer, lézarder au soleil. Il n'y a rien de mieux, rien qui puisse se comparer à cela, rien d'autre en ce monde que vivre le peu de temps qui nous est accordé - respirer, être vivant et le savoir ».
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Je ne veux pas gagner ma vie, je l'ai. (Vian, 1953)
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Un mot de plus, c'est une porte de plus, dont on n'avait pas vu l'encadrure;et c'est donc une occasion supplémentaire de s'affranchir du destin. Soyez certains qu'élargir son vocabulaire, c'est élargir sa vie. C'est oser ressentir de nouvelles sensations, penser enfin hors du cadre.
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Au fur et à mesure que les Allemands envahissaient la France, on obligeait les civils à remettre les pendules à l’heure. En effet, les vaincus avaient paradoxalement 60 minutes d’avance sur les vainqueurs. On ne put rien faire sur les cadrans solaires, mais pour le reste:
Sedan rectifia toutes ses horloges le 14 mai.
Amiens le 21 mai.
Lille le 31 mai.
Rouen le 9 juin.
Reims le 11 juin.
Besançon le 16 juin.
Caen le 18 juin.
Nancy et Vichy le 19 juin.
Strasbourg, Brest et Tours le lendemain.
Lyon le 21 juin.
La Roche-sur-Yon le 22 juin.
La Rochelle le 23 juin.
Angoulême le 24 juin.
J’ignore pourquoi cela prit tant de temps. Brasillach note dans son journal que la première chose que les Allemands demandaient dans les camps de prisonniers, jusque dans l’administration française, c’était pourtant d’opérer ce changement. Il note aussi qu’entre la zone libre et la zone occupée, on n’y comprit bientôt plus rien. Mais c’était mieux que les trous noirs, mieux que les drogues; mieux que l’anamnèse, que cent carnets, que les phrases de Proust, qu’une machine à remonter le temps: c’était la guerre.
C’était un voyage dans le temps, parce qu’on se rappelait soudain que la comptabilité du temps était une affaire humaine – et qu’elle était donc très modifiable. Et qu’elle était absurde.
À la gare de Moulins, on informait les passagers que le train de nuit Paris-Lyon – via Vichy – arrivait à 2h05, pour repartir à 1h50.
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Songez aux religieux byzantins, occupés à discuter du sexe des anges lorsque les troupes turques assiégeaient Constantinople ! Songez à Archimède perdu dans ses calculs, et incapable d'entendre autour de lui la chute de Syracuse ! Songez à Kafka, qui avait écrit dans son journal, un jour de 1914 où l'Allemagne avait déclaré la guerre à la Russie : « Après-midi piscine. »
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