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EAN : 9782330153878
224 pages
Actes Sud (18/08/2021)
3.89/5   84 notes
Résumé :
L’épopée tragicomique d’Étienne Choulier et de Stefán Meinhof – soit la vie et l’œuvre de deux linguistes anachorètes guettant l’éclair de génie et se jalousant jusqu’à un duel funeste. Deux aventuriers modernes de la langue française, qui se font la promesse d’en révéler les trésors insoupçonnés, et d’offrir à la postérité de nouvelles théories du langage, aussi inattendues qu’inoubliables.
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Critiques, Analyses et Avis (29) Voir plus Ajouter une critique
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C'est fou ce qu'une statue exposée au centre d'un village, et habituellement plus utilisée par les pigeons qu'admirée par les passants, indifférents parce qu'accoutumés à la côtoyer, ou ignorant de sa raison d'être, peut receler de secrets enfouis propices à titiller l'imagination et la verve créative d'un auteur !

Ignorée et méconnue, et pourtant, Choulier, le modèle, eu son heure de gloire dans le village. Linguiste fantasque, il décida un jour de fuir Paris et la Sorbonne pour la province, en compagnie d'un collègue, Meinhof, afin de profiter du calme ambiant pour chercher l'idée du siècle ! Les deux hommes emménagent dans une vieille bâtisse en ruine et après quelques travaux et l'aide d'une femme de ménage , ils n'ont plus qu'à attendre l'irruption d'une étincelle de génie …

L'histoire retrace donc la vie du linguiste dans les années 30 jusqu'à l'après guerre. On pense un peu à Bouvard et Pécuchet, à ceci près que les deux héros du Mode avion sont monomaniaques et ne se dispersent donc dans des activités aussi variées qu'éphémères.

Les anecdotes comiques pullulent et il faudra arriver à la fin pour comprendre le lien de l'auteur avec cette histoire. On sourit aussi à ce clin d'oeil qui fait d'un Saussure un Choulier !


Beaucoup d'humour, une sorte de caricature (mais à peine) du milieu universitaire en mal d'inspiration, en font un roman réjouissant et original de cette rentrée.

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Le narrateur, au chômage, décide d'enquêter sur Étienne Choulier, linguiste émérite, dont l'imposante statue orne le rond-point de Fontan, juste en face de la pharmacie de sa grand-mère. Pascal, l'ancien instituteur, du village lui de parle l'homme en ces termes : « Je dis toujours que c'est le patron du village ! C'est en tout cas notre saint à nous, les intellos, grâce aux deux théorèmes qu'il a trouvés quand il vivait au mas Chinon. » Voilà ce que le narrateur découvre au tout début de son enquête. Étienne Choulier et Stefán Meinof, deux jeunes professeurs de grammaire, tous deux dans la trentaine, passionnés par le langage et la linguistique, rêvent de découvrir quelque chose de nouveau qui leur permettra de passer à la postérité. Ils s'ennuient à la Sorbonne et décident de s'installer loin de Paris, dans un village isolé, pour mettre toutes les chances de leur côté. Nous sommes en 1937. Pleins d'enthousiasme, ils épluchent tous les savants ouvrages qu'ils ont pu apporter avec eux, mais ne trouvent rien… Et puis voilà qu'une nuit, alors que Choulier revient du bistrot le Creuset (!) où il a ses habitudes, il fait une vraie découverte.
***
J'ai beaucoup souri et même parfois ri en lisant cet inclassable roman. Arrêtez-vous à la table des matières : vous constaterez que les trois parties font référence au confinement (volontaire chez nos deux héros) et que les jeux de langue y sont déjà présents. Les vaines recherches de ce duo se révèlent très amusantes pour le lecteur qui sera mis en présence de savants linguistes et de poètes magnifiques, aussi célèbres et reconnus les uns que les autres, les chanceux ! Ces lectures donnent lieu à un florilège de citations parfois concomitantes, parfois contradictoires. Les nombreux aphorismes des héros comme ceux du narrateur sont à la fois drôles et profonds. J'espère que vous prendrez autant de plaisir que moi en savourant certains morceaux de bravoure : les carnets d'Étienne Choulier, la vanité des records, la polysémie de certains mots (affiche, babouin, branlette, camion, etc.), sans oublier bien sûr les deux théorèmes avec leurs hilarantes explications. Mais la virtuosité de l'écriture n'est pas le seul atout de ce roman. La vacuité de certaines recherches, une amusante critique des universitaires, l'émulation, la rivalité, la jalousie, l'occupation de certains villages de Savoie et les répercussions sur les habitants, autant de thèmes abordés ici avec une fausse légèreté. Je vous avoue que je me suis bien amusée !
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Deux linguistes à la recherche de la gloire

Humour, érudition et belles trouvailles linguistiques. Laurent Nunez signe avec «Le mode avion» un roman autour de l'émulation et de la rivalité de deux linguistes bien décidés à passer à la postérité.

C'est une statue érigée devant la pharmacie de sa grand-mère à Fontan, petit village des Alpes-Maritimes, qui va finir par intriguer le narrateur. Elle représente Étienne Choulier, «homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955».
L'envie d'en savoir davantage sur cet illustre inconnu va lui permettre de découvrir qu'il s'agissait d'un linguiste et qu'il avait débarqué dans le village accompagné d'un confrère, Stefán Meinhof.
Les deux hommes s'étaient rencontrés à la Sorbonne et s'étaient trouvés un but commun, faire une grande découverte. Est-ce à la suite d'échecs successifs qu'ils finirent par quitter la capitale? L'histoire ne le dit pas. En revanche, les villageois se souviennent les avoir vus brûler leur bibliothèque un soir d'hiver et danser autour des flammes. À compter de ce jour, in les prit pour des fous, eux qui décidèrent d'arrêter de chercher dans les livres et de se concentrer sur eux-mêmes.
Le miracle va se produire après un énième voyage au bistrot, par une nuit noire, le 13 avril 1939. Ivre et blessé, Choulier se précipite vers son mas pour y griffonner les bases de son premier théorème avant de s'enfoncer dans le sommeil. À son réveil, il a besoin de trouver auprès de son compagnon la confirmation de sa découverte basée sur la manière de donner l'heure et plus précisément «la demande de précision chrono-linguistique». Une fois rassuré par Stefán Meinhof, il part pour Paris où il écume avec fébrilité les bibliothèques dans l'espoir de ne rien trouver qui ressemble de près ou de loin à sa découverte. Il veut avoir cette garantie avant d'adresser son article aux revues. Pendant ce temps à Fontan l'attente est aussi anxieuse que studieuse, car il fallait se montrer à la hauteur de ce complice.
C'est à la faveur de la guerre et de l'isolement de leur mas que Meinhof fera à son tour une découverte que l'on appellera «l'appel d'air linguistico-sexuel» et dont je vous laisse découvrir l'énoncé.
C'est que Laurent Nunez a construit son roman en trois parties et qu'après «les gestes barrières» et «le confinement» vient «la propagation». Et cette propagation est toute entière construite sur une petite théorie qui donne à ce roman tout son sel «il faut cacher jusqu'à la fin, jusqu'à la toute fin, le véritable centre de votre histoire». de ce point du vue, ce roman est sans doute ce qui se fait de mieux en la matière.
Ajoutons qu'à sa construction époustouflante, on admirera tout autant le style joyeusement érudit et la réflexion sur l'émulation scientifique et la paternité des découvertes. Voilà qui rapproche Laurent Nunez de Cyril Gely qui, avec le Prix nous avait proposé il y a deux ans un tout aussi somptueux roman sur ce même thème. Là où la tension dramatique primait chez Gely, c'est ici le côté joyeuse fable qui l'emporte… et nous emporte!



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Le mode avion ou la recherche universitaire passée à la moulinette par un auteur à l'imagination débordante, à l'enthousiasme communicatif et au talent certain.

Deux grammairiens se coupent du monde et se mettent en "mode avion", unis par une même obsession : faire une grande découverte, inventer un nouveau concept, sortir de l'anonymat et connaître la gloire et la célébrité.
Mais, si motivés soient-ils, la tâche n'est pas simple !
Voilà donc nos deux compères qui se mettent au travail...

Je ne raconterai évidemment rien de l'histoire pour laisser intact aux futurs lecteurs le plaisir de la découverte.
Laurent Nunez nous offre un texte réjouissant que j'ai dévoré en souriant, riant et gloussant tour à tour.
Sous sa plume, le monde de la recherche se révèle follement drôle... vu de l'extérieur. Les deux compères inventent des théories farfelues et s'en émerveillent comme des gosses ; pour le lecteur, pris à témoin, c'est désopilant.

Laurent Nunez fait preuve d'une créativité sans limites ; son ouvrage ne se contente pas d'être terriblement amusant, il est aussi érudit sans être pédant, plein de verve, de fantaisie et d'ironie.
Le tout donne un livre inclassable, diablement original, follement réjouissant, faussement simple et très intelligent.
Un immense plaisir de lecture !
Je ne sais pas si les autres romans de l'auteur sont du même acabit, mais j'ai une folle envie d'aller à la découverte de son oeuvre.
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Me voilà replongée dans mes années d'études, lorsque je bûchais sur la linguistique « synchronique » et faisais miennes toutes les analyses de linguistes réputés, comme les différents sens du « mais » ou du « et », et je peux vous assurer que les subtilités de la langue française m'ont été dévoilées jusqu'à plus soif. Maintenant, je ne sais pas si j'en ai gardé une quelconque réminiscence… En tout cas, cela me faisait déjà sourire de voir que d'éminents professeurs adoraient se pencher sur des détails qui me semblaient si peu importants dans la vie quotidienne.

Laurent Nunez n'a pas dérogé à la règle, et je me suis amusée à lire les théories linguistiques de ces deux amis, professeurs et grammairiens à la Sorbonne, complètement « en mode avion », isolés de la société des mortels dans un mas près de la frontière italienne, à la recherche de cette idée géniale qui bousculerait les codes de la langue française.

Entendons-nous bien : j'ai adoré suivre avec attention le déploiement de leur théorie et de leurs exemples, mais leur comportement en général ne m'a pas passionnée. Ils cherchent, ils cherchent, ils cherchent…pendant des années LA théorie révolutionnaire. Donc ils mangent, ils jardinent, ils lisent, ils réfléchissent, ils dorment. Ils attendent.
Et quand ils ont trouvé, encore faut-il qu'on leur réponde. Nous sommes en pleine guerre. Nos hommes l'auraient-ils perdue de vue ?

En ce qui les concerne, le confinement est total, à part la jeune fille qui vient leur préparer à manger, laver la maison et tout mettre en ordre. Cette jeune fille, d'ailleurs, n'est pas si insignifiante qu'il n'y parait. Et je prends l'adjectif « insignifiant » dans toutes ses acceptions. N'oublions pas que nous sommes chez des linguistes…

Donc, mon avis est assez mitigé : oui à l'humour, oui à cette idée géniale de rire gentiment de ces universitaires vivant dans leur monde, « fétichistes du mot » dixit l'auteur, oui à ces théories coupant les cheveux en quatre et bien jubilatoires (qui me rappellent, comme je l'ai dit plus haut, mes années d'études ! ) ; mais non à la description monotone du quotidien des deux professeurs.

Je vous avoue quelque chose, à ma plus grande honte : savez-vous que j'ai été fouiller Wikipedia à la recherche de Choulier et de Meinhof ?
Ce Laurent Nunez, par contre, est bien réel, et je me suis empressée d'ajouter ses autres livres dans mon pense-bête !
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critiques presse (2)
LeMonde
07 octobre 2021
En 1935, deux savants s’isolent du monde pour repenser la linguistique. L’écrivain signe un nouveau et surprenant roman.
Lire la critique sur le site : LeMonde
Actualitte
08 juillet 2021
Tissant discrètement des parallèles avec notre époque, la mécanique du récit rend compte de la course à l'idée géniale, de ses paradoxes, de ses tourments et de ses surprises. Le plaisir à suivre les pérégrinations de ces Bouvard et Pécuchet qu'une bien haute idée de leur art a littéralement empêché de vivre ne se boude pas.
Lire la critique sur le site : Actualitte
Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
(Les premières pages du livre)
La statue sur le rond-point
J’ai ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l’écrase ? En passant devant ces colosses qui n’offrent que de l’ombre, notre regard frôle le marbre ou glisse sur le bronze. Nos épaules se haussent.
On les voit mais on s’en fout.
Je l’ai vérifié cent fois à Paris, dans tous les parcs, sur toutes les places ; mais c’est pareil à Fontan. Près de la pharmacie que tenait ma grand-mère, sur un de ces ronds-points inutiles et fleuris, se dresse ainsi une énorme statue noire. À mon avis, elle fait bien cinq ou six mètres. Comptez deux mètres de plus pour le piédestal. Je l’ignorais pendant presque vingt ans, mais elle représente Étienne Choulier, “homme de sciences qui a honoré Fontan de sa présence, de 1937 à 1955”, s’il faut croire la plaque commémorative. En tout cas – comme ma théorie le prévoyait –, cela faisait des années que Choulier, gros comme une montgolfière, me regardait passer, fier, voire hautain, mais le regard calme, froid, disons même triste. (Je parle de lui, et un peu de moi.) La moustache anglaise, le nez très droit, les épaules basses. (Je parle de lui seul.) Il y a quinze jours, pour la première fois de ma vie, je l’ai regardé avec attention : son buste est penché démesurément. On dirait que sa jambe droite, en avant, lui sert d’appui. Sa jambe gauche, plus libre, a le talon levé : l’impression donnée est qu’il court ou qu’il se précipite, d’autant qu’il tient du bout des doigts une liasse de papiers. J’ai traversé la route pour voir cela de plus près ; et le vieux Pascal m’a surpris dans mes rêveries. “Tu t’intéresses à Choulier maintenant ? Je dis toujours que c’est le patron du village ! C’est en tout cas notre saint à nous, les intellos, grâce aux deux théorèmes qu’il a trouvés quand il vivait au mas Chinon.” Comme il a été mon instituteur (il y a longtemps), Pascal cherche toujours à m’impressionner… Pour moi, le mas Chinon n’a jamais été qu’un gros tas de ruines près de l’étang d’Escande, à la sortie du village… C’est là qu’un été, adolescent, j’ai embrassé une fille pour la première fois. Et quelqu’un d’important vivait donc parmi ces débris ? Pascal sourit en hochant la tête. “Personne n’a fait attention à Choulier lorsqu’il s’est installé chez nous ; c’était lui-même un ours. Mais quand ses trouvailles ont été validées par l’Académie, et avec tout ce qu’il y a eu dans les journaux, à la télé, tu te doutes bien qu’une partie de sa gloire est retombée sur le village.” Je comprends mieux : le mas s’écroulait, alors on a élevé une statue. Pascal me dit qu’ensuite le maire a même créé une bourse Choulier, pour récompenser les meilleurs élèves de Fontan. Je ne l’ai jamais eue, ni aucun de mes amis. Mais je ne suis pas rancunier (enfin un peu, comme tout le monde), et comme je suis au chômage, que cette statue trône devant la pharmacie de ma grand-mère, et que j’ai remarqué qu’on ne la remarquait pas, j’ai décidé d’enquêter sur ce fameux Étienne Choulier.
Vous allez voir: j’ai très bien fait.

2. Les deux linguistes
Première surprise : Étienne Choulier n’était pas venu seul à Fontan, dans ce vieux mas Chinon à présent démoli. Il y avait avec lui Stefán Meinhof, même si très peu de gens ont entendu parler de ce dernier. Les deux hommes s’étaient rencontrés en janvier ou février 1935, à la cantine de la Sorbonne. Je ne vais pas jouer aux romanciers et décrire ce qu’il y avait au menu, et les sauces et le goût de chaque plat, mais voici ce que j’ai appris grâce à mes recherches en bibliothèque, et grâce aux petites vieilles du village, souvent plus bavardes que les livres.
À l’époque, Choulier avait trente ans : brun, trapu, barbu, et toujours les mâchoires serrées. Ses collègues assurent qu’il vous regardait toujours droit dans les yeux, mais comme si vous n’étiez pas là. Ils savaient dès lors peu de choses sur lui. Né dans le Jura. Grands-parents ? Agriculteurs. Parents ? Instituteurs. Enfant sage, adolescent timide et dégingandé, étudiant ivre de poésie romantique. Et puis soudain : plus jeune agrégé de grammaire. Il y a des arbustes tordus ridiculement qui d’un coup crèvent le ciel. Du reste : pas marié, pas d’enfants. Pas vantard – je l’ai déjà dit ? Le professeur Choulier enseignait donc la grammaire à des étudiants chevelus, très sûrs d’eux, et bavards. Comment le leur reprocher ? Ils croyaient déjà tout savoir de la grammaire française, puisqu’ils parlaient tous parfaitement français… Très vite, Choulier avait renoncé à les sermonner et à les contredire : il se contentait de faire l’appel et de donner quelques exercices, qu’il corrigeait ensuite d’une voix morne, s’interrompant dès que la sonnerie retentissait – même en plein milieu d’une phrase. Le pluriel des verbes réfléchis ; la déshérence du subjonctif passé ; la féminisation des noms de métier : ses cours l’ennuyaient presque autant que ses étudiants.
Il aimait pourtant les agacer, les voir douter. Il avait pris l’habitude de leur parler très franchement, dès la première heure de cours : “Je serai votre professeur cette année, mais je crois que je ne peux rien faire pour vous. Absolument rien. Si vous réussissez dans vos études, ce sera soit par l’intelligence soit par l’effort. Par l’intelligence : et il faudra dès lors remercier votre cerveau et ses neurones, et donc juste la génétique, et donc juste vos parents. Par l’effort : et là il faudra juste vous remercier vous-mêmes. C’est injuste mais c’est ainsi : soit l’inné, soit l’acquis. Moi, je ne crois pas avoir ma place dans l’équation. Je ne peux absolument rien pour vous. Je ne changerai assurément rien dans vos destinées. J’attends pourtant de vous tous du calme, et beaucoup d’assiduité. Oui, il faudra venir et m’écouter toute l’année, et puis même faire ce que je vous demanderai. Ne me demandez pas pourquoi.” Dans l’amphithéâtre, les étudiants se tordaient de rire, refusant de voir la grande vérité dans la petite blague.
D’après la plupart des témoignages, Choulier était d’un naturel calme, bon vivant, à la fois craintif et poli. Très poli. Imaginez un moine sans bure. Peu coquet : il devait avoir trois chemises et deux pantalons. Frileux aussi : il avait toujours un foulard autour du cou. C’était un professeur très peu impliqué, c’est-à-dire qu’il parlait beaucoup mais qu’il ne s’exprimait guère. Comme il ne voulait la place de personne, et qu’il refusait les heures supplémentaires que l’administration voulait lui confier, les autres professeurs l’appréciaient et recherchaient sa compagnie ; mais ils le trouvaient également bizarre. Disons : saugrenu. Il était le genre de type, quand vous lui demandiez l’heure, à vous répondre impassiblement : “Il est la mort moins le quart, mais j’avance.”
Souvent, le midi, il posait son plateau de cantine très doucement, sur une des grandes tables réservées aux professeurs. Il s’asseyait dans le même silence, sans un regard pour personne ; puis il mettait les mains sur la tête. Il soupirait, marmonnant deux ou trois fois : “Je suis malade…” Et toujours – toujours ! – il y avait quelqu’un pour lui demander ce qu’il avait, pour essayer de l’aider, ce pauvre homme qui semblait si triste et si mal. Et toujours – toujours ! – Choulier relevait la tête, expliquant dans un demi-sourire : “C’est incurable hélas. J’ai une très grave maladie, horrible de nos jours : je vois le langage.” Il partait enfin dans un gros éclat de rire, qui faisait trembler son corps et avec lui tout le banc des professeurs. Et voilà, c’était tout ; mais cela lui suffisait à toujours rire un peu plus, et aux autres professeurs à toujours un peu moins le considérer.
Un jour toutefois, tandis qu’il achevait encore une fois cette blague qu’il devait par conséquent prendre très au sérieux, tandis qu’il murmurait : “Je vois le langage”, et qu’il riait déjà de lui-même comme de la tête de ses camarades de table, celui qui avait été le plus jeune agrégé de France sentit une main toucher son épaule. Un homme en costume brun était derrière lui, ni peiné ni souriant, qui lui souffla juste : “Idem.” Et comme Choulier ne semblait pas comprendre, ni ses collègues alentour, alors l’homme resté debout, après s’être mordu les lèvres, se pencha un peu pour être plus explicite : “Idem pour moi.” Le visage de Choulier demeurait perplexe, et l’autre avait donc été obligé d’ajouter : “Idem : même maladie”, tout en hochant la tête lentement, longuement, logiquement.
Choulier ne finit pas son repas ce midi-là.
Choulier venait de rencontrer Meinhof.

3. Les répétiteurs
Idem : et en effet, ces deux-là comprirent vite qu’ils se ressemblaient beaucoup. L’un avait trente ans, l’autre en avait vingt-cinq : ils n’avaient peut-être pas le même âge mais ils éprouvaient déjà, devant les êtres et la vie, exactement le même ennui. Tous deux n’attendaient de l’existence ni l’amour ni la gloire, ni même la richesse, ni même le plaisir – ni même l’absence complète de déplaisir. Ils cherchaient autre chose : et si j’ai encore un peu de mal à les comprendre, à cerner leurs personnalités, je crois qu’ils voulaient quelque chose de très simple et de très compliqué à la fois. Ils voulaient trouver.
Tous deux étaient de jeunes professeurs de grammaire, discrets, charmants, ambitieux et doués : mais par-delà le goût de l’apprentissage, la volupté de l’étude, la passion de la transmission, tous ces beaux et nobles sentiments dont leurs proches les félicitaient – et qu’ils ne ressentaient vraisemblablement pas –, ils auraient aimé découvrir quelque chose, apposer leurs deux noms sur un nouveau continent mental, déterrer un trésor philologique, construire un beau système philosophique, présenter au monde, enfin !, une théorie incroyablement neuve.
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Et voilà : sans livres, sans collègues, sans élèves, sans amours ni amis, sans contraintes et sans horaires, sans radio ni téléphone, sans même de boîte aux lettres, sans donc rien de ce qui aurait pu les empêcher de réfléchir autant qu’ils voulaient, Choulier et Meinhof crurent qu’ils allaient enfin réfléchir autant qu’ils le voulaient. Il n’y avait plus rien, absolument plus rien autour d’eux ! – rien que le silence pour entendre le langage… Le ciel lui-même, durant ces premiers mois de 1939, avait perdu ses longs nuages. Tout était bleu par-dessus les montagnes. Tout était vide. Et puis l’air piquait terriblement les narines, le vent mordait les visages et les cous, les écharpes demeuraient inutiles, les bonnets et les gants paraissaient vains : l’hiver ici n’a rien de l’hiver parisien. C’est une saison terriblement pure, c’est-à-dire terriblement morte, où tout semble figé dans le gel et l’ennui. Les gens hibernent alors tout autant que les animaux. Dieu lui-même semble frileux : la nuit tombe si tôt qu’on se demande certains soirs s’il a vraiment fait jour.
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Pour répondre à cette énigme, je crois qu'il faut se servir de ce que les théoriciens du cinéma ont appelé "l'effet Koulechov". Souvenez-vous : en 1921, le réalisateur russe choisit dans un film trois gros plans, assez neutres, de l'acteur Ivan Mosjoukine, le regard porté vers le hors-champ, qu'il monta juste avant trois plans représentant : 1. Une assiette de soupe sur une table. 2. Un enfant dans un cercueil. 3. Une femme lascive sur un canapé.
Koulechov remarqua que les spectateurs à qui il dévoilait ces trois séquences admiraient le jeu d'acteur de Mosjoukine, qui selon eux savait merveilleusement interpréter 1. La faim 2. L'affliction. 3. Le désir.
L'effet Koulechov désigne ainsi la propension d'un plan à influer sur le sens du plan qui lui succède dans le montage, avec en retour l'influence de ce plan sur le sens du précédent − une sorte de double contamination sémantique.
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J'AI ma petite théorie sur les statues. Plus elles sont imposantes et moins elles en imposent. Plus leur volume est remarquable et moins on les remarque. Et puis qui prendrait du plaisir à contempler ce qui l'écrase ? (p. 13)
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"Pour user d'une image très juste bien qu'anachronique, disons que nul ne peut demeurer très longtemps en "mode avion". Parce que plus on coupe les liens qui nous relient aux autres, et plus on pense à ces liens bêtement coupés. C'est ainsi : loin du monde, on s'imagine toujours que le monde existe, qu'il se passe plein d'histoires et de drames, mille péripéties qu'on rate injustement... Et d'un doigt déjà nerveux, comme au bord d'une asphyxie mentale dès lors que plus rien ne se respire de l'air du temps, on s'empresse de rétablir la connexion..."
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A l'occasion des Correspondances de Manosque, Laurent Nunez vous présente son ouvrage "Le mode avion" aux éditions Actes Sud. Rentrée littéraire automne 2021.
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Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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