LORSQUE LA NUIT S’APPRÊTE À TOMBER...
C'est peu de dire que Léon Werth est aujourd'hui un écrivain presque totalement oublié et, n'était cette dédicace octroyée par Antoine de Saint-Exupéry à son si cher ami en frontispice de l'une des œuvres françaises les plus lues, connues et publiées au monde, Le Petit Prince, gageons que cet écrivain rare, cet ami fidèle et bien-aimant, ce prosateur de l'intime (sans être pour autant intimiste) au style impeccable serait aujourd'hui parfaitement oublié. Osons le reconnaître, ce serait un manque véritable et il faut aussi en remercier les belles éditions Viviane Hamy qui, sans relâche, ont réédité les principaux titres de l'auteur (douze titres).
Écrivain méconnu, donc, et pourtant... Entre son "Déposition" (certes c'est un journal, moins populaire, sans doute, que la forme romanesque classique) et ce présent 33 jours, très proche du récit témoignage, Léon Werth avait - a - tout ce qu'il faut pour motiver nombre de lecteurs, d'autant que sa plume, sans concession mais belle et souvent incisive, a tout pour convaincre. Mais qu'en est-il donc de ce texte ?
Nous sommes le 10 juin 1940. La "drôle de guerre" a pris fin le mois précédent avec l'attaque éclair des forces nazis et la percée des allemands s'est faite quasi sans discontinuer. Ils sont presque aux porte de Paris. C'est la débandade, les parisiens n'ont plus qu'une idée en tête : fuir en province, qui chez une vieille tante un peu oubliée, qui dans la maison de campagne, qui chez des amis compréhensifs. Même s'il n'en éprouve pas le désir pressant, Sur les conseils appuyés d'un ami, Léon Werth qui habitait alors en plein cœur de Paris va suivre le mouvement, se lançant sur les routes de France en direction de St Amour, dans le Jura, où notre grand témoin possède une maison de campagne. Le 11 à neuf heures, ils sont partis, au volant de la vieille Bugatti trois litres de 1932. «Nous pensons, sans nous presser, arriver vers cinq heures de l'après-midi» affirme-t-il, serein, dans les premières pages contant cette rocambolesque et parfois dangereuse odyssée. Le fils de seize ans est déjà parti, en compagnie de deux amis, quelques heures auparavant. Ce sera une affaire de rien... Qui, comme le nom de ce texte l'indique assez bien, durera pourtant 33 jours !
Dès l'abord des portes de Paris, on comprend d'ailleurs que rien ne pourra se passer comme il avait été prévu. Au fur et à mesure de son avancée - au pas -, Léon Werth s'étonne même du nombre incommensurable de voitures parisiennes, au point qu'il en finit par se demander d'où celles-ci sortent. Les soixante prochains kilomètres demanderont plusieurs jours à être parcourus, non sans retours en arrière et autres boucles improbables. Mais là n'est pas, on s'en doute, l'intérêt principal de cet ouvrage. Certes, il y aura quelques véridiques épisodes de guerre. Des moments intenses s’achevant dans une espèce de ridicule triste, honteux même, nos pauvres soldats français hésitant entre reddition sans attendre et résistance aussi vaine que meurtrière. Surtout pour ces malheureux chevaux, alors encore moyen de transport de premier plan, qui paient le prix lourd les vicissitudes humaines. Ainsi que quelques valeureux soldats auxquels se mêlent parfois des civils - prémices sacrificielles de la résistance à venir -, fusillés pour la cause. Il y a aussi, magnifiques et altiers, ces tirailleurs sénégalais - pour lesquels Werth éprouve une admiration sans égale - que les allemands exécutent systématiquement s'ils les font prisonnier. Comme des chiens.
Pour autant, les ordres de la hiérarchie sont clairs : les soldats allemands ont pour ordre de ne pas tirer lorsque des femmes ou des enfants se trouvent, malgré eux, entre les deux camps. L'envahisseur veut absolument faire bonne figure auprès des réfugiés. Il y aura aussi toutes ces scènes "plus vraies que nature", et qui donnent une grande partie de leur intérêt à ce livre qui peut, pour partie, être vu comme un document de première main consacré à l'un des épisodes les plus étranges et douloureux à la fois de cette colossale défaite (même si notre armée fut moins honteuse et aisément balayée que cela n'a longtemps été affirmé), ce fameux "exode" qui mit six millions de français sur les routes, dont on connait nombre de photographies sans qu'on en sache finalement beaucoup sur son déroulé.
Ce que Léon Werth croque avec talent, verve même, c'est ce moment suspendu, ces instants rares, un peu fous, durant lesquels personne n'est plus véritablement soi-même. Il y aura d'abord cette chaîne ininterrompue de véhicules en tous genres, vieilles guimbardes ou modèles récents, voitures de l'armée et charrettes à bras, voiture à cheval surchargées et vélocipèdes, marcheurs affolés ou paysans incrédules, tous autant désarmés face au désastre en cours. On le sait, c'est au cours de circonstances aussi inaccoutumées, extrêmes que l'on fait les rencontres les plus insolites. La plus belle, comme pour prévenir le reste : ce paysan, noble de cœur et d'âme, solide mais d'une finesse incroyable, qui comprend, qui fascine, qui rassure le couple Werth et l'amie qu'ils ont pris avec eux. Il lui évoque l'écrivain Emile Guillaumin que Valéry Larbaud lui avait jadis présenté. Cet Abel Delaveau «paysan à plein est aussi - et je n'en avais point rencontré avant lui- un paysan enthousiaste. Et d'autant plus qu'il n'est pas enfermé dans le métier de la terre», expliquera l'auteur. Après avoir, en quelques mots bien sentis, démonté ce fantasme dangereux, réactionnaire et imbécile, décidé par quelque bureaucrate inculte ou quelque académicien d'arrière plan, de l'infatué couplet du «retour à la terre», Werth complétera un peu plus loin ce portrait : «je n'ai jamais connu esprit plus agile et s'accrochant mieux au monde.» Par deux fois, cet homme digne et son épouse au caractère fier et bien trempé accueilleront les Werth. Par deux fois notre témoin aura ce sentiment de rencontrer un Être Humain majuscule.
Inversement, nos vagabonds forcés vivront quelques jours en compagnie et sous le toit d'une femme pingre - de cette pingrerie qui est autant celle du portefeuille que celle des sentiments - qui ne les accepte que du bout des lèvres, leur faisant sans cesse sentir le poids de son geste, profitant de leur situation de faiblesse, les acculant à tous les renoncements, fussent-ils insignifiants. Une autre mégère de ses amies complète le tableau. Si la seconde n'a de cesse de beugler que la France mérite ce qu'elle vit, qu'elle a été vendue, que tant mieux si les allemands nous donnent une leçon bien méritée, la première est plus fine, plus retorse et mille fois plus mauvaise dans ses analyses supposément proportionnées et mesurées. On sent que, déjà, s'est emparé d'elle le turpide parfum de la collaboration à venir.
Il y a aussi, épars mais pleins de sens et de confraternité modeste, presque révérencieuse, ces passages dédiés à l'ami, au frère, à l'exemple, à ce Tonio - on aura reconnu Antoine de St-Exupéry - tant aimé, qui manque tant en ces moments d'équilibre instable, insatisfait et sans doute impossible à satisfaire. Des pensées vers l'Ami, qui aident à tenir, à se remettre en question, à espérer.
Derrière ce témoignage tour à tour émouvant, fort ou poignant, parfois tendrement ironique à l'égard de ces français, de cette France "d'en bas" ainsi qu'on l'écrirait peut-être aujourd'hui, plein d'une autodérision régulièrement sans concession à l'égard de ses petites lâchetés, de sa rapidité à trouver des excuses, à lui-même ou à ses semblables, à ne pas accomplir ce qu'il regrette ne pas avoir fait ou dit, c'est le portrait d'un pays qui sombre, il le sait, il le sent, dans un véritable cauchemar, celui d'un emprisonnement qu'il pressent venir autant de l'extérieur - ces allemands devenus, par la force des armes, maîtres du monde et de l'existence de chacun - que de l'intérieur. Il saisit aussi toute la différence entre autorité et commandement, la première pouvant être lourde, pénible, injuste mais partant d'une certaine forme raisonnée et voulue de servilité elle demeure, quoi qu'il en soit, toujours critiquable et amendable, tandis que le second, léonin, ne procède que d'ordres sommés par le plus fort au plus faible, ne souffre aucune remarque, aucune hésitation, aucune erreur. C'est dans de tels temps - fussent-ils souhaités et accomplis aussi "cordialement" que possibles par ces envahisseurs parfois presque gênés d'être là (la faute aux anglais, n'est-ce pas ?) - que Léon Werth comprend que son pays, sa civilisation sont sur le point de basculer, et pour longtemps. Une longue nuit blafarde et sauvage s'annonce. C'est aussi en cela que l'auteur de "Clavel soldat" fait ici oeuvre de littérature encore bien plus que de simple témoignage.
L'avenir ne lui donnera que trop raison - c'est aussi le motif de son autre ouvrage le plus réputé, sa "Déposition" -. Étonnamment, c'est aussi un peu de nous qu'il parle, sans l'avoir évidemment prévu. De nos petites et grandes compromissions, de notre faiblesse face à une puissance certes imposante mais bien plus gonflée de sa suffisance qu'elle n'est aussi inéluctable qu'il y parait, quelque difficultueux puisse être le chemin de la dignité, de l’honnêteté, de l'humanité vraie. Il n'y a cependant aucune volonté de donner quelque leçon que ce soit dans ce livre court (moins de cent cinquante pages), Léon Werth avait trop une âme anarchiste pour cela. Mais cette volonté incoercible de dire, avec des mots crus mais toujours subtils, cette expérience hors du commun, ces quelques dizaines de jours et de nuits d'une intensité rare, à propos desquels il ne subsiste guère de trace rédigée avec une telle intelligence du moment, un tel recul, comme si la mémoire commune avait voulu effacer, au plus qu'elle le pouvait, ces instants de déréliction collective. Que l'on s’intéresse à cette période de guerre ou pas, il y a beaucoup à retirer de ces pages, d'un ami, un très grand ami d'Antoine de Saint-Exupéry (pour la petite histoire, St-Ex repartira avec le manuscrit sous le bras, direction les USA où "33 jours" sera à deux doigts d'être publié, accompagné d'une préface de l'auteur de Terre des hommes qui ne sera retrouvée que récemment !). À la lecture de ces lignes, on comprend aisément pourquoi Léon Werth fut à ce point cet ami. Une belle humanité en pleine tourmente.
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