Citations de Luc Lang (156)
Un sentiment sinue, de dispersion et de solitude, qui danse et creuse du fond des flammes, ici, dans l'âtre, un retour d'enfance où tous les trois s'emboîtaient sans le moindre soupçon d'un horizon d'adultes éparpillés, avec ce besoin qui monte et taraude de refaire l'emboîtement des présences Jean-Pauline-Thomas. Un besoin qui les fait taire, juste un regard échangé au-dessus du feu dans une lente chute ensemble, les deux frères embrassés.
L'idée du masculin ne va pas de soi, le fils éprouve au côté de la mère protectrice et nourricière la sensation prégnante que le mal s'incarne en ce genre, qu'il est même déplorable et navrant d'avoir un sexe qui pendouille ou qui s'érige dans l'entrejambe des garçons, au regard des malheurs que cet appareil semble engendrer chez le seul genre aimable, celui de la mère, le fascinant, le bouleversant féminin.
L’entrée dans le monde adulte, François l’a noté, est si résolue qu’elle signe chaque fois, sans le trouble d’une hésitation, la diaspora des enfants. Ils ont pourtant partagé les jeux et les rêves, les liens semblaient scellés pour l’éternité, mais rien ne résiste à l’euphorie du sacrement, devenir adulte, devenir, croit-on, libre et puissant, du moins le temps de se cogner aux limites des possibles, faisant alors remonter l’enfance en chacun comme un désir éperdu des confins où se vivaient pour de vrai les odyssées les plus folles.
Attention au soleil ! La peau noire brûle autant que la blanche, et il faut les deux pour écrire une partition !
Elle avait admis appartenir à cette cohorte rare de Blancs qui mendiaient leur pitance sur le continent noir, parce qu'ils étaient égarés dans le rêve illusoire de l'Afrique somptueuse et sauvage.
Son visage perle comme un feuillage dans la rosée du matin, les pétales d'une fleur livide dans la rosée du soir plutôt, avant que la nuit l'emporte sans retour.
« Il était si facile de s’abandonner à ces marais de tendresse nourricière, je n’étais même plus irrité par cette attention fiévreuse, je me considérais plus sociable, plus aimable même pour accepter de la sorte leur amitié puisque je n’étais pas de leur monde malgré tout , puisque j’arrachais des betteraves en attendant d’être un musicien .....
Il préférerait que Mathieu et Jennifer se tournent vers l'adoption, ce qu'il appelle le choix d'un bébé ready-made, dans un parc inépuisable de nourrissons, seule richesse que peuvent encore produire les populations pauvres. Enfin, qu'ils fassent ce que bon leur semble, Mathieu et Jennifer appartiennent à un autre monde, la GPA leur correspond, c'est de la technologie chère et dernier cri dans une économie libérale accomplie où l'on peut louer des utérus.
Nous vivons comme nous rêvons, seuls.
Joseph Conrad
Il patauge dans le feuillage pourrissant, la mousse, il rue lui-même dans la terre détrempée, le sang frais qui suinte à nouveau du cuissot troué, qui poisse, il suffoque dans l’odeur musquée du gibier aux abois, dans l’arôme du larmier, huileux et entêtant à l’époque des amours, un corps-à-corps absurde, un pugilat abruti dans l’éclat cru des phares, mêlant ses jurons et ses grognements aux cris d’effroi de la bête. Il parvient enfin à serrer les nœuds, les quatre pattes ficelées ensemble au plus près. Il est à genoux, tête basse, les mains sur les cuisses, il cherche l’air, ses veines saillent aux tempes, aux poignets, le cœur cogne dans les côtes. Il demeure prostré deux longues minutes, vide, sans force, se relève lentement, s’approche du plateau, ramasse le boîtier de télécommande, enclenche le treuil électrique, le câble se tend, puis la corde, l’animal vissé à la terre s’allonge, se distend, dépasse sa marge d’élasticité, les pattes puis le tronc s’engagent sur la rampe d’accès, le froissement râpeux du pelage sur l’alu rainuré a la sécheresse d’un Tergal, François maintient haut sur son bras libre la tête et la coiffe, accompagnant sur la rampe la montée du cerf à la vitesse de l’enroulement du câble.
La déchirure s’agrandit, le plan de lumière vive gravit la pente, il approche, inondant l’ensemble du cirque, Thomas se sent seul dans un paysage qu’il pensait frappé d’obsolescence, c’est le souffle d’une déflagration qui le repousse vers ce qu’il pensait révolu, c’est l’absence de Camille qui le déporte en cet endroit où il ne devrait plus être. Il pose les coudes et les avant-bras sur la pierre fraîche, le menton dans les mains, il s’endort dans le soleil.
« Combien de fois s’est - il senti aimanté par ce silence blanc et poudreux au point de s’y jeter physiquement , enfant et adolescent , y plongeant mentalement à l’âge adulte .Ce soir , cette splendeur lui est douloureuse, il est interdit, congédié de son propre sentiment . Jennifer, Mathieu, Loïc, Mathilde, le manège des noms est une roue de torture qui lui charcute l’esprit . » ...
Il contemple depuis la maison, arrêté par la transfiguration du décor, l'esplanade immaculée où rien n'existe à proprement parler. La nature se déploie, s'impose dans un scintillement mat et une telle indifférence à sa propre beauté qu'il en éprouve une sorte de soulagement, mais aussi un fort soupçon quant au peu de réalité de sa propre existence
François lui avait expliqué (à son fils) un jour qu’il fallait penser les opérations comme des chorégraphies parfaitement réglées, même s’il existait toujours une part d’improvisation. Les hésitations, les repentirs s’inscrivaient dans les chairs en autant de lignes brisées rendant malaisée la cicatrisation, sans parler de la perte sévère d’une souplesse des tissus.
Mais il éprouve aussi une hâte fébrile à les étreindre tous les deux, chacune et chacun portés ensemble entre ses bras alors que ce ne sera pas lui qui va les tenir, mais eux qui vont le soutenir, le préserver de l'effondrement.
Il sort dans le soleil de mai, des infirmières discutent, elles rient, elles allument des cigarettes, il s'éloigne vers le parking, serrant le col de sa veste, toujours courbé vers l'avant comme s'il affrontait la pensée d'un vent contraire qui pourrait le creuser, l'éroder en poussière de sable volatil.
Le manteau neigeux se ternit, se disloque, des plaques épidémiques de terre marronnasse et d'herbe jaune s'élargissent, s'étendent, la frondaison nue des arbres laisse apparaître des squelettes charbonneux aux chevelures crépues, le gris cendreux monte dans l'hiver du décor, ça devient un goût dans la bouche. La route continue sa descente vers l'extinction des couleurs. Le fond de la vallée industrielle s'impose au détour d'un virage, la lumière s'engloutit dans un écheveau de bitume et de voies ferrées, dans la matité du béton, la poussière, les fumées.
Le vent a lavé le ciel, le soleil embrase la neige, les frondaisons vernissées, les taillis faïencés. La température négative a figé le paysage dans un silence glacé, une apnée, un cristal où les oiseaux ne savent où se poser, une nature qui les piège en silhouettes de givre et de viande congelée.
Il honore bravement un stéréotype, celui du western probablement où il s'agit avant tout de s'armer. Préparer ses fusils lui apparait clairement comme un aveu d'impuissance, en être là; c'est admettre qu'ils sont déjà perdus, il s'enfonce dans leur cauchemar, il endosse un rôle archaïque qu'il n'a jamais songé sinon quand il se fait bon public au cinéma et se place du côté du bien et de la justice.
Il (le cerf) se retourne avec une lenteur qui hésite entre l’exacte retenue d’une chorégraphie et la grâce immanente du geste, un délié parfait des membres et des muscles.