Non, Cendrillon n`est pas né directement de cette expérience. En revanche, les conditions d`écriture et d`achèvement de ce livre, et donc d`une certaine façon son énergie, sa vibration, sa vitesse, oui. Car, à la demande de ma femme, j`ai écrit près de la moitié de Cendrillon en trois mois, pendant qu`elle était malade. Elle avait besoin de me voir engagé, de mon côté, comme elle du sien, dans un combat, et qu`on le fasse ensemble, en même temps, côte à côte. Avec détermination. Avec foi. Elle ne voulait pas qu`on se laisse dominer par la maladie, ni envahir par sa laideur. Elle avait peur de mourir, et que son combat soit perdu d`avance. Car son cancer était grave. Et de me voir me battre avec mon livre, par amour, et lui donner à lire chaque soir les nombreuses pages que j`avais écrites pour elle pendant la journée, lui donnait de la joie, de la force, et la réenchantait. C`était comme une sorte de miracle ce que j`accomplissais ! En réalité, sans doute étais-je comme en état de choc, dans un état second. J`écrivais comme en songe, vite et avec facilité. La situation avait évacué de ma vie toutes les peurs subalternes, les anxiétés contingentes. Je ne voulais pas la décevoir, ou que mon échec la fragilise, si je me mettais soudain à piétiner, à buter sur un obstacle. Je ne pouvais pas échouer, c`était inconcevable, donc j`écrivais comme un fou pour lui montrer qu`on tenait tête aux circonstances, que rien ne pouvait nous atteindre, et qu`on allait triompher. Elle a été ma force et j`ai été la sienne. C`était très beau, ça a été parfois sublime.
Je n`arrivais pas à écrire ce livre, Une seule fleur, dont l`idée centrale m`avait été inspirée par ce que j`avais vécu avec ma femme pendant qu`elle était malade, et que je viens de vous résumer, puis par une rencontre, quelques mois après sa rémission, avec une femme qui elle aussi avait été très malade, une véritable miraculée. Dans ce livre que je rêvais d`écrire, un homme, compositeur de musique, quitte sa femme, après sa rémission, alors même qu`il en est très amoureux, pour partir vivre avec une autre femme dont il sait qu`elle est condamnée. Il est tombé amoureux de sa vie, du fait qu`elle soit en vie, et il est inconcevable pour lui de la laisser seule face au péril de son cancer, face à la menace ou à l`imminence de la mort. Il rêve de la sauver. Ou de la consoler. De l`enchanter alors qu`elle est malade. En fait, cette idée de roman est la répercussion du traumatisme que j`ai gardé de la maladie de ma femme, et plus précisément de cette peur incommensurable que j`ai eue, atroce, effrayante, qu`elle ne meure. J`en ai gardé une forme d`inconsolabilité, au fond de moi. Et c`est à cause de cette inconsolabilité que Nicolas, le héros du livre que je rêvais d`écrire, ne peut pas laisser Marie seule face à la maladie.
A force d`être confronté à l`impossibilité d`écrire ce livre, j`ai fini par comprendre que je devais seulement le décrire, expliquer au lecteur de La chambre des époux ce qu`aurait été Une seule fleur si j`avais eu la force de l`écrire, et ce faisant, que ce livre finisse par apparaître, par s`élever comme une sorte de brume, de songe, de fiction immatérielle, virtuelle, vaporeuse. Un peu comme de la lumière dans une église, entrant par des vitraux. Je voulais que s`élève au coeur de mon livre le sortilège d`un roman qui n`existe pas, qui n`existera jamais, ou qui existe à la façon dont existe la lumière à l`intérieur d`une église, d`une chapelle, d`une architecture. Je voulais que mon lecteur retire de ce livre qui n`existe pas, en le traversant, les mêmes émotions qu`il retire d`ordinaire d`un roman qu`il lit. Mais avec un livre qui n`existe pas. Comme s`il y avait une pièce vide, une chambre mortuaire, pleine de lumière, au coeur de La chambre des époux. Et cette pièce vide s`appelle Une seule fleur. C`est ce dispositif narratif particulier qui me permet le mieux d`approcher, il me semble, et de transmettre à mes lecteurs, l`indicible de ce que j`ai vécu au plus fort de la maladie de ma femme, quand rôdait autour de moi l`idée qu`elle allait peut-être mourir. Comme tous mes livres, La chambre des époux est une petite machine à fabriquer des sensations, et en particulier la sensation que je viens de vous décrire, et qui est l`objet même de ce roman. C`est quelque chose qui est assez difficile à faire comprendre à certains lecteurs pour qui un livre, c`est forcément raconter une histoire.Tout paraît fade, dérisoire, d`une importance toute relative, après une expérience d`une telle intensité, d`une telle beauté. Rares sont les circonstances, dans la vie, où l`on peut se dire et surtout se prouver l`un à l`autre, sans tricher ni mentir, par des actes, à quel point l`on s`aime. Jusqu`où on peut aller pour l`autre. La maladie de ma femme a été l`une de ces circonstances, pendant six mois. On n`avait jamais été aussi présents l`un à l`autre, l`un pour l`autre. L`intensité d`une passion folle en somme. Sa radicalité, son jusqu`au boutisme. Cela nous a valu de vivre quelques moments parfaits, inoubliables. C`était incandescent. Si je me retourne sur mon passé, quelques-uns des moments les plus puissants et mémorables de ma vie se trouvent dans cette période. Ma femme le dit aussi. Ainsi, après sa rémission, et après avoir vécu en autarcie pendant six mois, nous avons eu un peu de mal à revenir à la banalité de la vie ordinaire. Beaucoup de choses importantes pour nous jusqu`alors nous ont semblé relever des petites vanités pitoyables de la comédie sociale, y compris écrire des livres, tracer son chemin d`écrivain, cultiver sa notoriété, se remettre au travail. Nous avions juste envie de nous retirer du monde et de vivre l`un pour l`autre, et pour la beauté, l`art, le monde sensible. C`est donc, pour ce qui me concerne, le retour de l`envie d`écrire, et de créer des oeuvres d`art, qui m`a remis en selle. C`est, au bout du compte, ce qui donne le plus de sens à ma vie, écrire, chercher, éprouver des sensations et essayer de les transmettre par des formes littéraires étudiées, bref, il me fallait de nouveau élaborer des livres et fabriquer mes petites machines à sortilèges. J`ai commencé à en sentir de nouveau en moi l`impérieuse nécessité. Sans compter que n`étant rentiers ni l`un ni l`autre, il fallait bien, aussi, qu`on travaille pour manger !
Les pages qui évoquent directement le cancer de ma femme, et l`épreuve que nous avons traversée, et qui donc étaient forcément les plus délicates ou difficiles voire impossibles à écrire, l`ont été en réalité, et heureusement, peu après sa rémission, en décembre 2007. Car Les Inrocks m`ont demandé d`écrire en 6000 signes mon journal de l`année 2007, pour leur numéro "Best Of 2007". Et comme j`avais fait la couverture des Inrocks en août pour Cendrillon, je pouvais difficilement, d`une part décliner leur proposition de parler de mon année, et d`autre part écrire sur autre chose que ce que nous venions de vivre et que je vous ai raconté tout à l`heure. Je l`ai donc fait et c`est ce texte qui constitue le premier chapitre de La chambre des époux. Je n`en ai pas changé un mot. Je n`avais rien à ajouter. Tout ce qui touche à la maladie de ma femme est évoqué dans ce texte écrit dans le temps même de la maladie, ou peu après, dans la même énergie que celle où j`avais écrit Cendrillon. Il y a une vérité suprême, dans ces lignes, par rapport à ce que j`ai vécu, par le fait même que j`étais encore tout vibrant de cette expérience quand j`ai écrit ce texte. J`ai écrit ce texte en une après-midi, en un seul geste, avec beaucoup d`émotion et en pleurant beaucoup, mais en aspirant aussi à la plus grande concision, précision possible, sans pathos. Pour moi, ce texte porte en lui l`authenticité de la chose écrite au moment où je l`ai vécue. Un peu comme une performance. Le corps qui a écrit ce texte est le même que celui qui a vécu ce dont parle ce texte. J`aurais eu le plus grand mal à raconter cette expérience, si j`avais dû le faire dix ans après, par exemple dans une « vraie » fiction. C`est d`ailleurs la raison pour laquelle je n`ai pas écrit Une seule fleur : ce refus viscéral de tout mon être de réécrire ce texte des Inrocks, ou de lui substituer une fiction écrite aujourd`hui.
Oui. Je refusais que ces femmes, toutes malades fussent-elles, soient perçues par le lecteur comme des victimes. Ce ne sont pas des victimes qui subissent. Marie reste elle-même jusqu`au bout. Tournée vers la lumière. C`est précisément l`une des lignes de force de mon roman : la question de l`intégrité de soi dans la maladie. Jusqu`au bout, Marie vibre intérieurement des beautés que Nicolas lui fait parvenir, en posant sur son lit d`agonisante une petite enceinte qui diffuse de la musique. J`aime l`idée que la dernière pensée de Marie ait été une pensée de gratitude pour la beauté de ce que les êtres humains sont capables de produire, et dont nous nous nourrissons toute notre vie durant, par les œuvres d`art que nous fréquentons. Dans la vie de beaucoup de personnes, dont je suis, l`art reste quand même ce qui rend belles nos vies, c`est ce qui nous maintient vivants, nous élève, nous transfigure, éclaire notre quotidien. Je ne me sens jamais aussi fort, heureux, enchanté, que lorsque je viens de découvrir une oeuvre d`art qui m`a plu. De ce point de vue, l`art possède pour moi de réelles vertus curatives.
Portrait de l`artiste en jeune homme, de James Joyce.
Les qualités exceptionnelles des grands auteurs ont ceci de précieux qu`elles stimulent, au contraire, et donnent envie d`écrire…
Les chants de Maldoror, du comte de Lautréamont.
Nadja, d`André Breton.
J`en ai tellement honte que je préfère ne pas en faire l`aveu !
Les hommes mutilés, de Hermann Ungar. Et aussi le seuil du jardin, de André Hardellet.
Le quatuor d`Alexandrie, de Lawrence Durell.
Je ne suis pas très féru de citations. Mais disons : « Nous n`avons qu`une ressource avec la mort : faire de l`art avant elle », René Char.
Éric Reinhardt Sarah, Susanne et lécrivain Lecture musicale par l'auteur (Maison de la Poésie - Scène littéraire)
qui est gilgamesh ?