Sous les feux de la critique cette semaine, deux livres :
"Terra Alta" de Javier Cercas -
Sur des terres catalanes qui portent encore les stigmates de la bataille de l'Èbre, Terra Alta est secouée par un affreux fait divers : on a retrouvé, sans vie et déchiquetés, les corps des époux Adell, riches nonagénaires qui emploient la plupart des habitants du coin. La petite commune abrite sans le savoir un policier qui s'est montré héroïque lors des attentats islamistes de Barcelone et Cambrils, et c'est lui, Melchor, qui va diriger l'enquête. Laquelle promet d'être ardue, sans traces d'effraction, sans indices probants. Or l'énigme première qui est l'assassin ? va se doubler d'une question plus profonde : qui est le policier ?
Car avant d'être un mari et père comblé, coulant des jours heureux dans cette paisible bourgade, le policier converti en justicier obsessionnel fut un ancien repris de justice, élevé par une prostituée dans les bas-fonds de Barcelone. Alors qu'il se pensait perdu par la rage et par la haine du monde, la lecture fortuite des Misérables de Victor Hugo est venue exorciser ses démons et bouleverser son destin. Il aurait pu être Jean Valjean
s'il ne s'était changé en Javert.
À Terra Alta, plus qu'ailleurs, bien des secrets plongent leurs racines dans la guerre. Et, pour résoudre l'affaire qui lui est confiée, Melchor doit avoir conscience que l'amour de la justice absolue peut s'avérer la plus absolue des injustices. Il va lui être donné de partager le dilemme de Jean Valjean : Rester dans le paradis et y devenir démon ! Rentrer dans l'enfer et y devenir ange !
"Les carnets du crocodile" de Qiu Miaojin -
Laz, jeune étudiante taïwanaise, passe une grande partie de son temps seule à écrire et décoder ses obsessions jusqu'au bout de la nuit. Amoureuse d'une camarade qui s'acharne à lui souffler le chaud et le froid, épuisée de danser sans relâche sur la frontière du désir et de la haine, Laz va chercher du réconfort auprès de sa bande d'amies et d'amis, tous vifs d'esprit, artistes quelque peu moroses, amants autodestructeurs, insoumis et surtout queers.
Dans son journal, Laz écrit l'urgence de vivre, le désir, les sentiments brûlants... elle parle aussi de crocodiles qui portent des manteaux d'humains ! Les médias les traquent, craignent une épidémie : peuvent-ils se reproduire ? Quand, de leur côté, les crocodiles échangent sur leurs goûts littéraires et musicaux, adorent la glace à la crème, font des courses, prennent des bains...Un guide de survie pour les inadaptés de tous bords, pour tous ceux qui s'identifient parfois à un monstre caché dans un manteau humain.
Pour en parler, aux côtés de Lucile Commeaux : Marie Sorbier, rédactrice en chef du magazine I/O Gazette et productrice de Affaires en cours sur France Culture et François Angelier, producteur de l'émission Mauvais Genre sur France Culture.
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Pourtant, même si la floraison n’a duré qu’un instant, j’en ai connu le plein épanouissement, et il me reste maintenant à affronter la responsabilité de donner un sens à ces deux amours infirmes, ce pour quoi je suis encore en vie...
(p. 26)
Servilité, cupidité, accaparement, égocentrisme, brutalité, usurpation, iniquité : tous ces comportements qui me font horreur, je les ai rencontrés chez les autres, c'est aussi leur omniprésence dans la société qui me rend malade, me blesse, m'exclut (...).
– Mais moi, Mengsheng, dans un monde comme le nôtre, qui n’arrête pas
de tout détruire, l’amour, l’espoir, la confiance, j’ai l’impression de me tenir
sur un volcan où sont tombées toutes les personnes que j’ai aimées, la
moindre cellule de mon corps a été comme incendiée et la conscience de
cette douleur fait de chaque minute une éternité ; en moi résonne et cogne
une voix qui dit “l’heure de disparaître a sonné”, et toi, tu ne l’entends pas ?
Toutes les pensées produites par mon cerveau me mènent à la destruction, il
n’y a plus d’espace pour s’arrêter ou revenir en arrière, je suis dans
l’incapacité absolue de reculer. Et toi tu dis qu’il ne faudrait pas rechercher
la mort ? Mais comment supporter chaque minute qui passe ?
Je ne veux plus être celle qu'on blesse ou qui blesse, je refuse une existence où l'on ne cesse de se faire souffrir mutuellement. Et si le monde, ce doit être ça, un lieu où l'on ne sait que se faire du mal, et bien je refuse d'y vivre.
C’est mon deuxième jour à Penghu, j’ai attendu que soit passé le moment
où le ciel est le plus beau pour m’installer sur la terrasse de l’hôtel, c’est là
que je voulais m’asseoir, sur un des tabourets blancs, avec mon journal et
un cœur apaisé, pour y extraire de moi mon plus beau message à ton
intention, tandis que les irisations du ciel s’estompent dans l’obscurité et
que s’achève ce fugitif processus d’effacement des couleurs. D’ailleurs il ne
subsiste plus à la surface de la mer qu’un peu d’orange crépusculaire
encerclé de nuit noire, l’eau est presque effacée, et c’est insupportable pour
moi, insupportable de voir qu’avant même l’éclosion de leur beauté les
choses se fanent et disparaissent.
Je vais très vite me réhabituer, n’est-ce pas, à l’océan dans les ténèbres, à
me laisser emporter par la mélodie de la nuit et du vent de la mer. Dès que
j’ai vu la mer dans le noir, hier soir, je l’ai senti. Mais à l’instant présent je
préfère fixer mon regard sur quelques lumignons verts au milieu de la mer
teintée d’orange, battre en retraite en emportant dans mes bras l’attente à
venir, et repousser jusqu’au moment du noir complet l’assaut de la
mélancolie.
Chaque fois que je veux te parler, je tremble que mes mots ne partent
comme des chevaux échappés sans que je parvienne à les dompter et à les
plier à la vérité que je veux leur faire décrire dans mon arène ; des
morceaux de moi flottent comme de la glace pilée à la surface de la mer et
s’éparpillent dès que j’y aborde. Dernièrement, j’ai eu du mal, même en
m’y appliquant, à t’écrire ; j’étais allongée dans mon lit, à me tourner et me
retourner sans cesse, avec l’impression que des milliers de voix
s’entrechoquaient dans mon cerveau, je n’étais même plus capable de me
lever pour ranger ma chambre ni de prendre un crayon pour en noircir mes
feuilles. C’est un état où je me retrouve par intervalles depuis plus ou moins
deux mois. Cela m’épouvante tellement que je n’ai pas osé t’en parler.
Je suis venue me réfugier ici. Il me semble que je suis déjà au bord de la
déroute, je me fais cette impression horrible d’être le loyal porte-drapeau
qui voit le moment où son régiment sera taillé en pièces, mais qui s’obstine,
qui lève haut son drapeau dont la toile bruisse au vent, pour signifier qu’il
ne se rend pas.
Le 28 décembre 1989
Tu m’as condamnée à attendre, j’attends donc que tu viennes me dire ce
que tu penses faire, murée dans cet interminable silence. Je dois attendre
d’en passer par l’honnêteté, d’en passer par le sens ultime que ton amour
continue d’avoir pour moi, je dois garder les yeux grands ouverts : quel lien
restera le nôtre une fois que nous aurons complètement dévidé le cocon ?
L’amour n’est en aucun cas la conclusion : le seul sens ultime à donner,
c’est la capacité ou l’incapacité à aimer, qui font que l’on aime ou que l’on
n’aime pas. Que les pierres que m’octroie le destin soient blanches ou
noires, je ne peux pas fuir, il me faut continuer sagement à accepter, à les
aligner une par une. L’accomplissement de mon existence résidera dans ma
capacité à en passer par chacune d’entre elles.
J’attends sans savoir si tu es celle à qui je dois dédier ma vie. Attendre
quelqu’un alors que ce n’est pas la bonne personne avec qui je dois agir
ainsi serait tout simplement m’infliger des blessures vaines et me salir.
Xiaofan et moi reprenions souffle, complètement silencieuses. Je
ralentissais, autant qu’il m’était possible, j’espérais ne jamais finir de
traverser ce pont. Le dos tourné vers elle, appuyée si proche contre moi, je
pouvais capter le rythme particulier de sa respiration et l’endroit très
profond d’où elle naissait. Il m’est arrivé de penser qu’il y aurait bien un
jour où nous nous regarderions sans fard, mais presque arrivée au but, je
restais prise au dépourvu. Elle demandait sans détour, sur le ton de
l’évidence, si on ne se verrait plus lorsque j’aurais quitté mon poste. Elle
paraissait tout d’un coup vieillie, expérimentée, montrait sa nature
profondément mélancolique.
Xiaofan 1. Cette femme, mon aînée de cinq ans, qui est entrée tard dans
ma vie, a poussé mon destin vers des lieux plus reculés et ignorés encore
que ne l’avait fait Shuiling, a recousu et rassemblé les morceaux épars de
mon adolescence fracturée, une opération chirurgicale qui m’a permis
d’arborer un visage entier, couvert de points de suture mais entier… Elle est
devenue le fil qui a suturé mes plaies, or si je n’ai, moi, la force que d’écrire
quelques passages diffractés la concernant, ils constituent un chapitre
majeur de ces notes, dont le moindre fragment retracé à son propos fait du
fil dans la chair de mon visage une scie qui me torture…
Les ombres du désespoir, de la douleur, de la défaite, de la solitude
rôdaient autour de moi et pouvaient dans des lendemains proches à tout
moment m’avaler et m’emporter. Je vivais provisoirement, dans cet état
d’esprit lucide et intense, chaque jour comme le dernier, j’ai goûté un
sentiment d’exister magnifique et débridé. J’étais comme une luciole attirée
par la lumière. Le flot de ma passion rejaillissait sur Xiaofan, une fois
brisées les digues, j’ai donné libre cours à mon désir, l’ai aimée de toutes
mes forces, résolument, au mépris de toute pudeur. Éhontément.
Je pense que dans les véritables passions, l'amour et le sexe ne font qu'un.