Michelle Painchaud

Un bon escroc sait qu'il est dangereux d'avoir des hobbies et des manies, parce qu'ils trahissent votre personnalité. Et en dévoilant sa personnalité, on donne l'avantage à son adversaire. Connaître , c'set dominer .

Il faut qu'Erica soit intelligente , mais pas trop. Une fille trop intelligente, ça met les gens mal à l'aise. Et il faut que tout le monde soit à l'aise avec moi. Les gens qui vous mettent à l'aise n'ont rien à cacher.

L'horloge du micro-ondes brille dans la nuit et la fausse fille remonte l'escalier pour dormir dans son faux lit, dans sa fausse maison , remplie de gens qui, eux, ne sont pas faux.
Qui sont faits de chair et de sang, alors qu'elle n'est faite que de mensonge et de toc.

"- Tu vois, c'est facile de faire semblant d'être normal. Il suffit de ne pas faire semblant.
Je voudrais l'appeler. Je voudrais entendre sa voix et son rire et lui demander des conseils. Mais je ne peux pas. Je touche au moment crucial. C'est maintenant que je dois convaincre tout le monde que je suis bien Erica. À chaque coup de téléphone, à chaque battement de paupière, chaque sourire et chaque geste de la main. C'est LE rôle de ma vie."

Je lui fais un geste de la main. — Toi d’abord. — Non, vas-y, toi. Je n’ai rien de spécialement important à dire. — Tu es dur avec toi-même. Il y a au moins 10 % de trucs intéressants dans ce que tu dis. — Pas plus de 10 % ? Ça fait mal, ça ! Et il pose la main sur sa poitrine. Je le taquine : — J’irai jusqu’à douze si tu me dis ce qui t’amène. — OK, ce qui m’amène… Alors… tu peux refuser, c’est à toi de voir… Je ne serai pas vexé ni rien. J’irai me mettre dans un tout petit coin et me poserai des questions métaphysiques, mais ça ira. J’éclate de rire et ça l’encourage à poursuivre. — Je connais une pizzéria en ville où ils font des prix le vendredi soir. D’habitude, j’y vais tout seul parce que je suis un gros radin, mais je me demandais si… tuaccepteraisdeveniravecmoi. Il fait une petite grimace et prononce ces derniers mots tellement vite qu’il faut que je me concentre pour comprendre.

J’emboîte le pas à une femme incroyablement chic. Elle me lave les cheveux et coupe les pointes. Une autre me fait une manucure et une pédicure qui me chatouille horriblement les pieds, et j’ai du mal à ne pas lui donner de coups. Une autre encore me conduit vers une pièce fermée où se trouve une table. — Euh, on va faire quoi, là ? — Le maillot, c’est prévu. — Vous plaisantez ? dis-je en me redressant. — Mademoiselle Silverman, s’il vous plaît, rallongez-vous. — Mais vous allez au moins me donner des antidouleurs ? De la morphine ? — Allongez-vous. — Un coup à boire, alors ? Sans répondre, elle commence à préparer la cire chaude. — Il faut que j’enlève mes sous-vêtements ? Je la vois qui lève les yeux au ciel, mais très vite son sourire revient. — Ce serait gentil, oui. Détendez-vous, on en aura plus vite fini. Je tressaille quand elle étale la cire chaude. — Je ne vais pas coucher avec qui que ce soit, vous savez. C’est juste le bal du lycée. On va danser, c’est tout. — On ne sait jamais. Il vaut mieux parer à toute éventualité. Et, au moment où elle retire la bande de tissu, son sourire se fait plus doux encore. — Putain, la vache ! — N’est-ce pas votre téléphone qui sonne ? me demande-t-elle joyeusement en appliquant encore de la cire. Je me penche vers mon sac, et elle me tend mon téléphone. — A… allô ? — Ça va ? C’est Taylor. — Qu’est-ce qu’il y a ? On dirait que tu pleures ? — Tu parles, je suis à l’institut de beauté ! — On te torture, c’est ça ? — On m’épile . Aïe ! j’ajoute en me tournant vers la femme. Vous pourriez tirer moins vite ? Elle hoche la tête. — C’est comme vous voulez, mais ça fera mal plus longtemps. Je laisse retomber ma tête sur la table en gémissant. Taylor rit.

Les miroirs sont propres, à peine un graffiti griffonné sur les portes, et, quand je le regarde dans un miroir, mon nouveau visage continue de me glacer le sang. J’ai l’impression que mon cœur s’arrête . Pourtant, il faut que je me regarde. Une fille normale n’évite pas les miroirs. Ce sont ses meilleurs amis, ou ses pires ennemis, et elle est comme obsédée par eux, tout ça à la fois. Donc , je m’oblige à me regarder dans celui-ci et prononce mon vrai prénom, parce que le miroir en gardera le secret dans ses profondeurs argentées. Violet. Mon vrai prénom est Violet. Je n’ai pas les cheveux aussi blonds que je devrais, mais on a décidé de conserver cette couleur eau de vaisselle. La rehausser ne ferait pas naturel. Ça ferait trop comme quelqu’un qui veut désespérément essayer d’imiter la couleur d’une petite fille. Le blond fane avec le temps quelquefois, alors voilà. Mes pommettes sont plus saillantes désormais. Ils ne pouvaient pas me mettre des implants, parce qu’on les aurait vus à la radio, mais ils ont limé l’os en haut pour faire pareil. Mes yeux paupières pour les ouvrir (comme quand on pèle des grains de raisin, dixit le médecin). J’ai le nez légèrement en trompette, et non plus busqué (il a fallu limer le cartilage, dixit encore le médecin ). Trois opérations en cinq ans. Je suis belle, mais je n’en tire aucune fierté. Je me sens perdue , diminuée, dévorée. Erica m’a avalée tout entière . Mais plus je me jetterai à corps perdu dans sa vie, et plus je serai crédible.

— D’un côté, j’aimerais qu’on les attrape, qu’on leur fasse payer, vous comprenez ? Mais, de l’autre, ils m’ont élevée. Ils m’ont donné une vie plutôt pas mal. Si seulement ils ne m’avaient pas menti, si seulement…

Mentir. Le monde ne fait que cela. Cette fille ne fait que cela. Des larmes me jaillissent des yeux, de vraies larmes, qui coulent naturellement, si facilement que cela me fait peur.

— Je suis désolée, dis-je dans un sanglot.

Je m’essuie les yeux avec ma manche et Mme Silverman attire mon visage contre le sien. Ce n’est pas grand-chose mais mes pleurs redoublent . Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je pleure ? Le conseiller toussote et fait un geste de la main.

— Ça suffit, Katie. Restons-en là.
— La vérité est toujours difficile à dire, répond Katie d’un ton compatissant, même si les caméras sont déjà éteintes.

Mais ce n’est pas la vérité. Aucune vérité ne pourrait rivaliser avec toutes ces épines qui me transpercent plus profondément, plus douloureusement, chaque jour que je passe dans le nid des bras de cette femme. Ce n’est jamais qu’une arnaque. J’en ai déjà monté des centaines. Pourquoi celle-ci me fait-elle souffrir ?

Le temps joue pour moi. Encore un peu et tous les proches d’Erica me feront confiance, et, une fois que la confiance sera là, le code ne sera plus très loin. L’horloge du micro-ondes brille dans la nuit et la fausse fille remonte l’escalier pour dormir dans son faux lit, dans sa fausse maison, remplie de gens qui, eux, ne sont pas faux. Qui sont faits de chair et de sang, alors qu’elle n’est faite que de mensonge et de toc.

— Oups ! fait Cass en manquant renverser son verre en le glissant dans le porte-gobelet. James, tu lui as donné le petit bouquet ? — Ah oui ! Et il sort quelque chose de sa poche : un petit bouquet bleu enrubanné de dentelle. — Waouh, c’est pour moi ? Il me fait signe que oui et m’attrape le poignet. Il a les doigts chauds, et je le vois rougir un peu quand il noue le ruban autour de mon poignet. — Merci, c’est très joli. — J’en ai aussi un pour toi, Taylor. Il se penche vers elle avec un petit bouquet rouge. Elle devient rouge comme le bouquet. — Mais tu rougis ou quoi ? s’écrie Merril. — Ça va pas, non ? rétorque Taylor en retirant son bras pour attacher le bouquet elle- même. Merci, mec, c’est sympa. — Comment ça se fait qu’il emmène deux gonzesses au bal, et moi, une seule ? se lamente Alex. Cass lui plante son coude dans les côtes, et il se reprend : — Non, je veux dire, tu vaux pour deux, en fait ! C’est la qualité qui compte ! Même Taylor ne peut se retenir de rire.