Ils étaient souvent ensemble lorsque Abdallah le quittait à midi pour rentrer déjeuner. Au commencement, il en fût surpris: il y avait donc des gens qui mangeaient à heures fixes ?
Il ne posa pourtant aucune question- il n'aimait pas questionner quand il ne comprenait pas, préférant attendre que la réponse vînt d'elle-même.
( p.118)
- L 'éducation est une bonne chose
Sa surprise s'accroît.
- L'éducation ?
- L'instruction, femmes.Les écoles.
- Les écoles ? Ah...
- Les écoles, les universités. Ce soir, les étudiants du village qui vont à l'université étaient en vacances.Ils passaient la soirée au café de l'autre rive.(..)
-Ils disaient qu'on n'est pas supposé travailler tous les jours comme des bœufs. Qu'il faut avoir du temps pour penser.Bon, mais penser à quoi ? Ils ne l'ont pas dit.(...)
-Et naturellement, ça t'a plu ces mots- là, et tu les as compris !
- Ils ont dit beaucoup de choses, comme : " Pourquoi est-ce qu'on vit ? " Et moi je pensais: " On vit parce qu'on vit et c'est tout..." Ils ont dit : " On se marie, on fait des enfants, et alors ? " Moi je me disais : " Qu'est- ce qu'ils veulent de plus ? " Oui, beaucoup de choses.Après ils sont partis, je suis parti aussi et dans ma cervelle, ça bouillonnait, ça bouillonnait...
( p.25)
On voit les vieux sur les seuils des maisons, à leur côté de longues cannes avec lesquelles ils chassent les chats et les chiens qui s'approchent. On les voit somnoler, laissant béer leurs bouches édentées. Dès que le soleil les picote, cherchant l'ombre ils quittent les seuils. Jamais ils ne se séparent de leurs menus objets, ramassés dans les rues au gré de leurs errances et enveloppés d'un chiffon- un galet rond ou lisse,des boutons, des clés rouillés, des clous...
Ils ont eu, jadis, des maisons, des gagne-pain et, quand la fatigue a envahi leur corps, les tremblements leurs membres, ils ont laissé leur chambre aux fils et petits-fils, se contentant d'un matelas dans un coin de cour, loin de la porte donnant sur l'extérieur.
- Quand je regarde longtemps les objets, il me semble qu'ils vont parler. Ils parlent comme nous. Oui... On dirait qu'ils veulent dire quelque chose. Peut-être que si on attend un peu...
(page 112)
Il est assis tout près du feu, il le regarde par l’ouverture du four, il voit les flammes danser et flamber. C’est des potes, le feu et lui. Le feu l’apaise et il apaise le feu. Quand le feu siffle, il se tourne vers luiet il comprend que le feu se plaint à cause d’une souche humide et trop grosse pour brûler, qui provoque une fumée épaisse et étouffe ses flammes, alors il prend une tige de fer et retire la souche toute noire, alors le feu se calme, les flammes recommencent à danser et à chanter en crépitant. Il dit des choses étonnantes, il dit que le feu chante. Je lui ai demandé « Vous avez des enfants, oncle Abduh ? » et lui « Quelle femme voudrait d’un homme que le feu à bouffé à moitié ? » La nuit, il y a juste le feu et lui.
(page 43)
- Bon, je suis peut être pas très malin, mais je réfléchis. Je me suis dit « Si le Tout-Puissant a envoyé plein de prophètes, un toutes les quelques années, et j’en connais au moins trois, Moïse, Jésus et Mohammed – Qu’Il les bénisse et les ait en sa Sainte garde. Ils ont dit tous les trois qu’il fallait adorer Dieu, mais chacun a prêché ça à sa façon ! Et ceux qui en suivent un prétendent être meilleurs que les autres aux yeux du Seigneur et que les autres sont des menteurs. Mettez tous les croyants ensemble et voila que ça s’empoigne et que ça se tape dessus ! » Alors je me dis »Pourquoi ça ?S’il fallait envoyer un prophète, un seul suffisait ! »
(page 113)
« Quand le feu à sommeil, quand il est fatigué et qu’il veut se reposer, me raconte oncle Abduh en rigolant, les flammes se calment un peu et disparaissent. Les braises rougeoient, elles sont belles à voir. Le feu doit attendre pour aller dormir, et puis il s’éteint. Il y a une petite fumée le feu baîlle. Moi je suis à côté et je m’endors aussi. Tu crois que je suis maboul, gamin ? »
Il voulait entendre des choses qu'il ignorait. La soirée va s'achever. Bientôt, le café fermera, et ils rentreront. Ils n'ont rien dit qui aurait pu le déconcerter , comme les autres fois.Des choses sur lesquelles méditer quand il serait loin d'eux.
( p.33)
(page 53 )
Lorsqu’il était tombé malade, quelques années, plus tôt, il était apparu que cela ne les préoccupait guère. Il s’était dit que tous les enfants devenaient ainsi en grandissant, ils avaient de nouveaux centres d’intérêt, espaçaient leurs relations avec leur père. C’était la vie.
Il désirait avec force leur affection, et qu’elle se manifestât d’elle même sans qu’il eût à leur parler.
Ils lui dirent un jour que les temps changeaient, que le monde n’était plus ce qu’il était, que le business était ce qui comptait par-dessus tout, qu’une affaire juteuse pouvait rapporter davantage que cinquante « feddan » ( mesure agraire, environ 4200 m2)
(page 120)
Il se plaignait souvent de son père qui, disait-il, l’empêchait de faire tout ce qu’il aimait aller dans les champs, nager dans le fleuve et pêcher. (…..) « Il me bat pour un oui pour un non. S’il me voit pieds nus à la maison, une baffe. S’il me parle et que je tourne la tête par hasard, une autre baffe. Si je crie ou que je pleure parce qu’il me bat sans que je comprenne pourquoi, une troisième baffe pour que je m’arrête ! »