Citations de Nathalie de Broc (120)
Il m’était impossible d’aborder le passé, son propre passé. Les rares fois où j’avais osé, son ironie cinglante m’avait tétanisée. Pourtant quelque chose dans son regard, que j’avais à maintes reprises repéré, ne manquait pas de m’intriguer : infini chagrin, tristesse enfouie, douleur prégnante, sentiment indéfinissable ? Quelque chose de cet ordre sans que j’en comprenne le sens ni l’origine. Alexis était une forteresse imprenable et entendait le rester.
Ce n’est plus un voile qui obscurcit nos relations mais un morceau de drap bien épais, voire de la flanelle. Mais j’avoue n’avoir rien tenté. Je connaissais trop l’issue. Si récurrente. En face le mur était infranchissable. Un mélange savamment dosé de froideur courtoise.
Comme si la mort n’était après tout qu’un spectacle comme un autre, qui ne coupait aucunement l’appétit, tout ce beau monde était tranquillement installé aux premières loges d’un théâtre de plein air à l’ombre des parasols, des ombrelles, sous un cagnard à faire transpirer les notables qui s’épongeaient entre deux gorgées d’un punch fruité censé rafraîchir mais plus traître que les rayons du soleil au zénith. En ligne de mire, le rocher du Diamant. Sous une épaisse fumée qui piquait les yeux et faisait tousser. La brise venait de la mer.
Décidément je ne me ferai jamais à ces manières serviles. J’ai beau savoir que ce sont celles du monde, qu’elles sont « nécessaires » pour que l’on ne se saute pas à la gorge d’emblée, Alexis me l’a assez souvent seriné : cela se nomme la di-plo-ma-tie, je sais bien, moi, qu’elles sous-entendent toujours quelque service en retour. Jamais ces amabilités-là ne sont gratuites. Et je me demandais ce que Villaret-Joyeuse rutilant sous sa perruque poudrée à frimas, d’où dégoulinaient quelques gouttelettes d’une sueur qu’il tamponnait de son mouchoir brodé, attendait de nous.
Sachant que nous allions nous fondre rapidement dans la foule, et que le but de notre présence n’était que la bienséance, rien de plus. Nous n’étions en aucune façon les invités d’honneur, simplement proches voisins. Conviés par courtoisie. C’était du moins ce dont j’étais intimement persuadée. Même si les ordres qu’Alexis avait donnés au régisseur en quittant l’Habitation Bellevue et le désordre qui y régnait ou l’effervescence étaient inhabituels.
Un peu moqueuse, un peu envieuse, un peu grincheuse aussi, je l’abandonne à ses états d’âme. Prétextant qu’il me reste encore beaucoup à voir si je veux imprimer sur ma rétine les dernières images de la Martinique, je me contente de suivre jusqu’à ne plus le distinguer le sillage, longue ligne ourlée d’une écume blanche qui déchire le miroir couleur nuit de la mer.
La Tolérance ne sera bientôt plus qu’une ombre chinoise, superbe sous voiles. Fidèle mais lointaine escorte. Sous son vent tribord, juste à la lisière du canal de Sainte-Lucie, se profile l’imposant rocher du Diamant. Les contours arides, brillants comme les facettes taillées d’un cabochon, lui donnent des allures de crâne enfoncé. Bientôt, il ne sera plus qu’un point sur une des cartes marines. Au-dessus de cet étrange amer persiste, incongru, un voile de fumée qui le relie au ciel et s’y dilue.
? Le monde a beau être petit, on… je me serais fort bien passée de cette réminiscence désagréable du passé. Le frère de Violaine de Saint-Valory à bord ! Celle-là même qui poursuivit Alexis de ses assiduités. Que je qualifierais de vénéneuses. Et la bougresse savait y faire. Bien plus que je ne le saurai jamais. Cette féminité, je ne sais guère la manier, encore moins la pratiquer. Je me doute bien que cela me dessert. Mais tel n’est pas le propos pour le moment. Violaine, elle, savait user de tous les artifices. J’ai d’ailleurs longtemps pensé qu’elle emporterait la main, sinon le cœur d’Alexis.
A y bien regarder, je ne sais pas si le monsieur en question est particulièrement aimable. Il est joli à voir, indéniablement. Dommage qu’il se donne de grands airs qui révèlent plus qu’il ne le faudrait son manque de confiance qu’une compétence avérée. Mettons à son crédit qu’il est très jeune, la vingtaine, frais émoulu de l’école des Officiers de Brest.
Certes, Louison soupire de temps en temps, mais telle est sa nature profonde. Plus jeune, elle avait une certaine propension au vague à l’âme. Quoi de surprenant ? Son statut d’enfant abandonnée dès sa naissance sur les marches de la cathédrale de Nantes, puis recueillie par les Carmélites à l’hospice du Sanitat d’où elle avait réussi à fuir lorsque l’armée de la Convention était venue pour les en déloger et les emmener dans les prisons du Bon-Pasteur, n’offrait pas vraiment d’occasions de se réjouir. Mais la vie l’a rattrapée depuis, a mis quelque baume sur ses blessures d’enfant. Elle sait s’amuser… un certain temps. Car le sérieux lui revient très vite.
Ce sera mon dernier souvenir de la Martinique que j’ai tant aimée. C’est un rire qui me fait me retourner. Et quel rire ! Celui de Louison. Ma Louison. Folle et si sage. Sans doute trop sage. Je l’ai toujours connue ainsi. Elle a dû naître sérieuse. Nous en rions ensemble, car elle trouve que je suis née en colère. Ce qui se rapprocherait assez de la vérité.
Elle s’attend à ce que tout naturellement les liens tombent des mains de sa mère, que celle-ci soit délivrée de l’atroce mascarade. Mais, sous une nouvelle impulsion, le bouillonnement la prive de la vue si aimée. Aveuglée, elle donne du poing, des pieds, heurte des jupes, des panses exhalant relents de sueur et de vinasse, s’enfonce dans ce gras humain. Cette mer l’engloutit puis par un de ses caprices imprévisibles la rend un instant à l’air libre. Instant suspendu qui offre le dénouement tant craint.
Lucile s’affole, tremble de partout, pauvre papillon prisonnier à chercher la lumière, dans ce début d’obscurité habitée de flambeaux bleutés, moucheron englué dans une masse hurlante à se débattre vainement. En ombre chinoise, la foule la porte telle une vague ; elle est proche de s’y noyer. Un faible « Maman » penaud lui échappe. Miaulement inaudible de chaton contenant à lui seul la misère du monde, le chagrin de cette enfant de douze ans que ses jambes peinent à soutenir. Elle ne le sait guère mais sa petite taille la sauve.
Etrange indépendance que manifeste mon corps, indocilité qu’il se permet, mais à moins de le flageller je ne vois pas comment je pourrais m’en assurer l’obéissance. Aussi depuis que le Solitaire a quitté le mouillage au soleil levant me suis-je bien gardée de croiser le regard d’Alexis. S’il y percevait cette faiblesse ? En quoi me servirait-elle ? Elle ne ferait que retourner le couteau dans la plaie, m’aigrir de triste manière. Inutile. La sagesse et la maturité me viennent peut-être avec le temps : je fêterai mes vingt-quatre ans bientôt et c’est un âge déjà bien avancé.
A quoi me servirait le déchirement ? Disons que les choses sont ainsi. J’ai beau chercher au-delà de la terre qui s’éloigne à grande vitesse déjà, je ne parviens plus à repérer le toit rouge de l’Habitation Bellevue ; il s’est perdu dans la végétation. Ma maison. Ma première vraie maison depuis l’enfance. Celle à laquelle j’ai osé m’attacher dès mon arrivée sur l’île. Celle-ci aussi m’est enlevée. Depuis la Grande Gibraye1, demeure de mes parents sur les bords de Loire, qui a fini en cendres par les mains de l’armée de la Convention, j’avais pourtant veillé à ne m’attacher à rien ni à personne.
Pas même à mon propre mari.
« Pour des raisons strictement économiques, il est inconcevable de contrarier un hôte aussi important… » Ce gros plein de soupe argentin qui beugle plutôt qu’il ne parle et sent le cheval même loin de sa pampa.
Peut-être qu’en Argentine les bâtards sont affichés comme des trophées ; ici, on préfère les cacher. Jusqu’à les oublier. On avait réussi, avec les années, à enterrer l’histoire, la voilà qui resurgit. Comme un pavé dans le Léguer. Et la soupe à la grimace de son épouse…
Entre les deux hommes, le respect a toujours été tacite, a survécu à toutes les tempêtes. Malgré la distance. Est-ce une amitié ? Non, à moins de tomber dans un sentimentalisme de bonne femme. Guédriant préfère s’en tenir au respect de la parole donnée. Aux pactes entre hommes. Une autre valeur, loin des minauderies que l’épisode malvenu – car heureusement, ces bêtises n’ont pas duré, la jeune femme a vite joué les filles de l’air – entre Frédéric et Joséfina n’avait pu entamer.
Retrouver Salsipuedes, c’est revivre le temps de sa jeunesse. Il lui semble que c’était hier qu’éméché, il étreignait Salsipuedes, rencontré moins de deux heures auparavant, tous les deux dans une semblable émotion, lors de l’Exposition universelle de 1878, devant l’inédit. Le jamais vu.
Pour ce qui est des autres, de ces ombres qui ont cru lui plaire…non, elle n’a jamais éprouvé l’envie de tromper vraiment son époux. Tromper eût été s’abaisser à la chair. Clotilde ne s’est pas fourvoyée sur ces sentiers-là. Elle leur a toujours préféré l’avant. L’acte en lui-même la dérange. Tant d’inutilité, de dévoilement de peau… Elle n’aimerait pas se voir imparfaite, ridée dans des yeux audessus d’elle.
Elle riait derrière. De ces rires de jeune fille, un peu aigrelets. Et elle aimait l’effet obtenu dans l’œil de ses admirateurs. En a-t-elle encore ? Oui ! Les barbons hors d’usage, qui n’ont rien d’autre à se mettre sous le dentier. Mais les jeunes hommes, sa cible favorite d’autrefois, ceuxlà, il y a beau temps qu’ils la jugent transparente. On la salue avec respect – l’horreur suprême –, certainement pas avec cette lueur d’avant. Lueur prometteuse. Elle n’a pourtant jamais failli, s’est contentée de ces promesses, de ces soupirs, de ces mots discrets entre deux portes, ces demandes plus ou moins appuyées.