Citations de Paolo Cognetti (738)
Comment pouvez-vous être si sûrs de ce qui convient à la vie d’un autre ? Il ne vous vient pas à l’esprit un seul instant que, peut-être, il le sait mieux que vous ?
Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien. La sienne était décidément la forêt des mille cinq cents mètres, celle des sapins et des mélèzes, à l'ombre desquels poussent les buissons de myrtilles, les genévriers et les rhododendrons, et se cachent les chevreuils. Moi, j'étais plus attiré par la montagne qui venait après : prairie alpine, torrents, tourbières, herbes de haute altitude, bêtes en pâture. Plus haut encore la végétation disparaît, la neige recouvre tout jusqu'à l'été et la couleur dominante reste le gris de la roche, veiné de quartz et tissé du jaune des lichens. C'est là que commençait le monde de mon père.
« Tu le vois le torrent ? dit-il. Mettons que l’eau, c’est le temps qui coule : si l’endroit où nous sommes, c’est le présent, tu dirais qu’il est où l’avenir ? »
Je réfléchis. Cette question-là me paraissait déjà plus facile. Je répondis ce qui me paraissait le plus évident : « L’avenir est du côté où l’eau descend, en contrebas.
– Faux, décréta mon père, et heureusement ! »
[…]
Si l’endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensai-je, dans ce cas l’eau qui t’a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n’y a plus rien pour toi, c’est le passé. L’avenir, c’est l’eau qui vient d’en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé en aval, l’avenir en amont. Voilà ce que j’aurais dû répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes.
Il dit:"Il faut faire ce que la vie t'a appris à faire.Si t'es très jeune,à la rigueur,tu peux peut-être encore changer de route.Mais à un moment donné, il faut s'arrêter et se dire:bon,ça je suis capable de le faire,ça ,pas.Et je me suis demandé :de quoi je suis capable,moi?Moi,je sais vivre en montagne.Qu'on me mette là-haut,tout seul,et tu verras que je m'en sors.C'est pas rien,quand même, non?Eh bien il m'a fallu attendre quarante ans avant de comprendre que ce n'est pas donné à tout le monde. "(p277)
Dans les prés, ces jours-là, la dent-de-lion fleurissait. Tous les pétales s’ouvraient en même temps, au petit matin, et une couche de jaune vif passait alors sur la montagne, comme si le soleil lui-même l’inondait. Les vaches étaient friandes de ces fleurs sucrées. Quand nous arrivâmes à l’alpage, elles se jetèrent sur le pâturage comme à un banquet.
Là-haut, au milieu des drapeaux de prières entremêlés, Lakba déposa sa pierre sur un tas d’autres pareilles à la sienne. « Ki, ki, so, so », murmura-t-il. Je connaissais ce mantra : « ki », c’est le cri de l’aigle et donc du vent, « so », c’est le souffle profond de la terre ; le col est le lieu où les esprits du vent et de la terre s’affrontent, et lorsque nous arrivons là-haut, nous déposons une offrande pour qu’ils s’apaisent et nous laissent passer.
C'est dans le souvenir que se trouve le plus beau refuge.
J'éprouve cette impression de second souffle que peut donner un paysage nouveau, et que je n'éprouvais plus depuis longtemps. Le paysage auquel tu t'es habitué procure une sensation différente, de familiarité, ou d'oppression parfois, mais en vérité tu ne le vois même plus, sauf quand tu rentres d'un long voyage ou à travers les yeux d'un nouveau venu.
Je commençais à comprendre ce qui arrive à quelqu'un qui s'en va : les autres continuent de vivre sans lui.
L’après-midi, je lavai mon linge dans le torrent et l’étendis au soleil........Sur les étendoirs, nos caleçons volaient au vent ; sur les toits, sur les murs, sur les mâts en bois, s’agitaient les drapeaux de prières : mais le bouddhisme apprécie l’ironie et personne, à Shey, ne s’en offusquerait.
J'ai trouvé le plus valeureux des arbres à 2500 mètres : un pin cembro qui avait grandi dans une minuscule corniche qui le protégeait du vent et recueillait pour lui un peu d'eau de pluie. Il m'a semblé découvrir un temple secret, et j'ai dû dire quelque chose comme une prière.
Comme on dit, parfois, quand on veut avancer, il faut savoir revenir sur ses pas. À condition d'être assez humble pour le reconnaître.
Il avait presque oublié l'existence du Duomo, la grande place aux pavés fraîchement lavés, la statue équestre de Victor-Emmanuel, les immeubles austères du dix-neuvième et du vingtième qui contrebalançaient les extravagances gothiques de la cathédrale.
Un des chiens vint à notre rencontre en aboyant, et mon père eut un geste que je ne l'avais jamais vu faire : il tendit la main pour le laisser renifler son odeur, lui dit un mot gentil et lui fit une caresse entre les oreilles. Il s'en sortait peut-être mieux avec les chiens qu'avec les hommes.
Je ne me rappelais plus très bien les raisons qui m’avaient fait m’éloigner de la montagne, ni ce que j’avais aimé d’autre quand je ne l’avais plus aimée elle, mais j’avais l’impression, en la remontant chaque matin en solitaire, que nous faisions lentement la paix.
Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien….
Et il disait : c’est bien un mot de la ville, ça, la nature . Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l’est. Nous, ici, on parle de bois , de pré , de torrent , de roche. Autant de choses qu’on peut montrer du doigt. Qu’on peut utiliser. Les choses qu’on ne peut pas utiliser, nous, on ne s’embête pas à leur chercher un nom, parce qu’elles ne servent à rien.
Plus haut [...]
la végétation disparaît , la neige recouvre tout jusqu'à l'été et la couleur dominante reste le gris de la roche , veiné de quartz et tissé du jaune des lichens .
C'est là que commençait le monde de mon père .
Au bout de trois heures de marche , prés et bois cédaient la place aux pierrailles , aux petits lacs cachés dans les combes à neige , aux couloirs creusés par les avalanches , aux ruisseaux d'eau glacée .
La montagne se transformait en un lieu plus âpre , plus inhospitalier et pur : là-haut , mon père arrivait à être heureux .
p. 54
Les chrétiens plantent des croix au sommet des montagnes, les bouddhistes tracent des cercles à leur pied. À mes yeux il y avait de la violence dans le premier geste, de la bienveillance dans le second : un désir de conquête contre un autre de compréhension.
J'avais l'impression de pouvoir saisir la vie de la montagne quand l'homme n'y était pas. Je ne la dérangeais pas, moi, j'étais un invité bien accepté; et je savais qu'en sa compagnie il était impossible que je me sente seul.