Critique de Philippe Rolland pour le Magazine Littéraire
Trésor d'amour : vous trouvez que ça sonne mièvre, et Sollers vous approuve d'entrée de jeu : « Vous imaginez aujourd'hui un roman ayant pour titre Trésor d'amour ? Ça paraîtrait grotesque, on ne l'ouvrirait qu'en cachette. » Alors pourquoi ce titre ? Parce que les mots « doivent être décrassés, ou alors laissés aux clichés du cinéma et de la mauvaise littérature », et parce qu'il vaut encore la peine de s'intéresser « à l'amour-goût, à l'amour-passion », contre «l'amour-publicité, l'amour-chansons, l'amour-télé, l'amour-magazines, l'amour-people». Trésor et amour donc, Sollers persiste et signe. Pour « décrasser » ces mots galvaudés, il faut « avoir un point de vue sur sa propre langue à partir de deux ou trois autres », avoir une perception particulière de son corps, du temps, de la résonance (beau passage à ce sujet sur les grottes du paléolithique), faire une rencontre décisive, choisir ses alliés. Ici, la rencontre s'appelle Minna Viscontini, et le principal allié, Stendhal, déjà très présent dans La Fête à Venise (1991). Minna, professeur de littérature à l'université de Milan, est justement spécialiste de l'auteur du Rouge et le Noir et descendante lointaine d'une femme qu'il a intensément aimée (Matilde-Métilde).
Comme Rimbaud dans Studio, Casanova dans Casanova l'admirable ou Nietzsche dans Une vie divine, Stendhal, cet « aristocrate républicain » dont le style « ne vit d'autre chose que d'une suite de nuances vraies », devient rapidement un double romanesque de Sollers, réfractaire à toutes formes de morosité et de conformisme, privilégié qui sait « Se Foutre Carrément De Tout » (SFCDT : formule cryptée dans ses lettres à la fin de sa vie), esprit libre pour qui vivre, écrire et aimer (« Visse, scrisse, amò » : telle est l'épitaphe que Stendhal composa pour sa propre tombe) sont inséparables.
Après de délicieuses évocations de la vie avec la belle Minna à Venise, de salutaires charges contre la vulgarité de notre époque, des survols historiques et des portraits rapides (Freud, Sartre, Debord en Italie), se mêlent savamment des citations de Stendhal et des éléments de sa biographie - et Sollers s'amuse en faisant voyager Stendhal dans le temps. Cependant, il n'a pas de révélation à offrir aux stendhaliens. Son projet est autre : il nous invite, grâce à une prose dont la musicalité n'appartient qu'à lui, à relire Stendhal, ou plus exactement à le lire vraiment, c'est-à-dire à « être du même côté que celui qui est en train de tracer ces mots-là, ce jour-là, dans tel ou tel état ». Mais Trésor d'amour fait aussi écho à Vie secrète de Pascal Quignard (1998), qui déjà était une méditation sur l'amour inspirée par Stendhal : les amoureux, disait Quignard, sont violemment arrachés au groupe, clandestins, à l'écart du manège social. Ils parviennent à être seuls ensemble, surenchérit ici Sollers, à être comblés à deux par un grand silence, libres en secret parce qu'épris l'un de l'autre.
Vivre, écrire, aimer : la trinité essentielle est là, qui vous emporte dans la « chasse au bonheur » si chère à Stendhal. Pour mener à bien cette chasse, il faut renouer avec l'esprit du XVIIIe siècle, et parier contre le kitsch et la maussaderie du XIXe... Mais, pour accéder au paradis, il faut être passé par l'enfer : le bonheur est toujours un malheur surmonté, il ne se détache bien que sur fond noir. Ainsi Stendhal a souffert (par amour notamment), s'est ennuyé, s'est « colleté avec le néant », a eu, en 1821, « beaucoup de peine à résister à la tentation de [s]e brûler la cervelle ». Casanova, autre grand aventurier du bonheur, fut, à cause d'un chagrin d'amour particulièrement humiliant, à deux doigts de se jeter dans la Tamise. Et le Sollers de Portrait du joueur comme celui de Passion fixe connaissait bien la tentation du suicide. « On peut se suicider par amour, idiotie notoire, lit-on dans Trésor d'amour. On peut aussi ne pas se suicider par amour. Pour tout avouer ici à la lectrice ou au lecteur "bénévole", ça m'est arrivé au moins trois fois » : trois fois décidé à se tuer, trois fois sauvé par l'amour. Et par un acacia. Et par le courage aussi. « Seul moyen de s'opposer au malheur : le courage. » Cette phrase de Stendhal renvoie à la phrase de Joubert que Sollers a placée en exergue de son premier roman, Une curieuse solitude : « Le plus beau des courages, celui d'être heureux. » Art de vivre, traité sur l'amour, hommage à Stendhal, manuel de guerre du goût, Trésor d'amour est tout cela et plus que tout cela, « un plus-que-roman dont le vieux roman, vexé, dira, bien entendu, qu'il ne s'agit pas d'un roman ».
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