Voilà un de ces sommets qu'on ne peut jamais parcourir jusqu'au bout.
René Daumal, commençant la rédaction de
le Mont analogue en 1939, apprit la même année qu'il était condamné par la tuberculose. Il mourut en effet peu de temps après, en 1944, et laissa un roman inachevé, dans l'élan d'une phrase suspendue par une virgule. Il ne manquait, vraisemblablement, plus que deux chapitres.
Comme l'indique le sous-titre de l'ouvrage, l'expédition vers
le Mont analogue est un « roman d'aventures alpines non-euclidiennes ». La troupe qui s'embarque pour l'ascension de cet étrange massif illustre en effet les étrangetés permises par la théorie récente de la relativité restreinte :
«Vous savez […] qu'un corps quelconque exerce une action répulsive […] sur les rayons lumineux qui passent près de lui. le fait, prévu théoriquement par Einstein, a été vérifié par les astronomes Eddington et Crommelin, le 30 mai 1919, à l'occasion d'une éclipse de soleil; ils ont constaté qu'une étoile pourrait encore être visible alors qu'elle se trouve déjà, par rapport à nous, derrière le disque solaire. Cette déviation, sans doute, est minime, mais n'existerait-il pas des substances encore inconnues —inconnues, d'ailleurs, pour cette raison même, capables de créer autour d'elles une courbure de l'espace beaucoup plus forte? Cela doit être car c'est la seule explication possible de l'ignorance où l'humanité est restée jusqu'à présent de l'existence du Mont Analogue.»
On ne reviendra pas sur la facilité avec laquelle la troupe embarquée pour l'exploration du Mont Analogue parvient à braver cette difficulté : après tout, nous sommes aux premiers temps de la physique quantique et ses promesses permettent un enthousiasme qui pourrait expliquer comment notre groupe d'aventuriers réussit à découvrir le territoire sur lequel se situe
le Mont Analogue. C'est comme lorsque du verre entre en résonance sous l'effet d'une certaine fréquence d'onde : ainsi, si chaque membre du groupe s'aligne sur une même fréquence, fonde sa cohésion dans la réalisation d'un objectif précis, le groupe réalisera le bond quantique que de moins tenaces ne réussirent pas à accomplir.
La découverte de l'île mystérieuse et de ses habitants constitue la première étape d'une expérience d'abolition de soi et de mise au rebut des attributs rassurants de ce qu'on croit être une identité.
René Daumal cherche à confronter ses personnages au dépouillement de soi afin qu'ils escaladent, proche du néant et de l'absolu, le mont le plus élevé qu'il existe sur Terre. Nous n'en saurons pas davantage, mais j'imagine que le récit aurait pu se poursuivre avec le dénuement progressif, voire la disparition successive, de tous les compagnons d'aventure encore trop immatures pour réaliser l'oeuvre d'ascension spirituelle demandée par
le Mont analogue. Rien de bien original ici, et
René Daumal se montre très suggestif, déambulant avec ses gros souliers dans le magasin de porcelaine du roman. Il est bien meilleur dans ses essais et à ce titre-là, l'annexe du Traité d'alpinisme analogique résume de façon plus poétique et plus condensée ce Mont analogue. Il se suffit d'ailleurs à lui seul pour nous réconforter de l'inachèvement du roman.