Depuis quelques temps, j’ai l’impression d’avoir trouvé un nouveau motif qui me plaît dans mes lectures d’imaginaire : celui des destins de femmes bafouées par les hommes qui luttent avec force contre le patriarcat mais au travers la plume poétique et imagée de leurs autrices et auteurs. Sorrowland est dans cette veine aux côtés de Rouge ou encore du Dieu dans l’ombre et je les adore !
Avec dans chacune de ses éditions des couvertures toujours percutantes, Sorrowland me permet de découvrir Rivers Solomon, un-e écrivain-e américain-e non binaire, qui s’est déjà fait remarquer pour deux textes forts évoquant racisme et ségrégation : L’incivilité des fantômes et Les Abysses, qu’il va me falloir découvrir de toute urgence, tant j’ai aimé celui-ci. Avec sa plume simple mais tranchante, rude mais poétique, iel m’a fait vivre une sacrée expérience de lecture dans l’Amérique inventée qu’iel a mis en scène qu’on ne peut malheureusement que trop rapprocher de celle qu’on connaît. Malgré quelques maladresses finales, j’ai été frappée par sa facilité à instaurer une ambiance étrange et inquiétante, et moi, j’adore ça !
C’est avec une belle finesse qu’iel nous plonge dans un univers qui semble au départ sortir d’un vieux livre d’histoire ou d’un vieux conte de fée, où l’héroïne Vern, s’est enfuie de là où elle vivait pour trouver refuge dans la forêt et y donner naissance à des jumeaux. Le lecteur est d’abord saisi par la rudesse de sa vie, puis par la force de caractère de cette toute jeune femme et par le lieu singulier où elle évolue. Il peut alors s’attendre, peut-être, à une lecture du domaine de la fantasy, mais petit à petit, un récit encore plus riche se dévoile.
Sorrowland est un texte qui porte à merveille son nom tant l’univers où évolue l’histoire est gris, dangereux et étrange. On pourrait facilement se laisser aller à la morosité mais ce n’est pas le choix de Vern, qui va se battre pour ses enfants, afin qu’ils ne connaissent pas le même destin qu’elle. Et quel destin ! Elle vivait jusqu’alors au sein d’une communauté noire raciste, patriarcale et homophobe où son mari, une sorte de pasteur, avait la main mise spirituelle sur tous les habitants, mari qui l’a épousée à même pas 14 ans et qui n’a que des réflexions archaïques sur la vie et les femmes ! Mais Vern est un personnage comme je les aime. Malgré son handicap, elle est albinos de naissance et voit très mal, la révolte a toujours couvé en elle et aussi bien son âme que ses désirs dérangent. Son choix de s’enfuir m’a donc semblé parfaitement logique et le récit de sa survie fut lumineux car exemplaire !
Bien que dans un univers très sombre, j’ai aimé voir le récit porté par le positif courage de l’héroïne qui lutte envers et contre tous pour le futur de ses enfants et le sien, et ce malgré son jeune âge. Alors que d’habitude ce n’est pas mon truc, j’ai aimé me retrouver face à un récit de survie où Rivers Solomon écrit magnifiquement la vie en forêt, entre rudesse et source de vie. C’est beau et dangereux à la fois, fascinant et proche également. C’est un très bel exemple de nature writing. J’ai adoré y voir évoluer Vern et ses jumeaux : Hurlant et Farouche, dont elle taie le sexe, voulant les élever dans la non-binarité, une trouvaille fabuleuse ! Et des pages superbes sur la protection et l’éducation d’enfant en milieu naturel + milieu hostile. ❤
Cependant Rivers ne se contente pas de cela, même si ça aurait déjà fait une superbe histoire. Iel imagine une intrigue plus complexe autour de l’ancien foyer de Vern et de ce qu’elle y a vécu ainsi que les autres habitants, l’occasion de revenir sur les sectes et leurs ravages, mais aussi de virer de bord et de partir vers un très beau récit entre fantastique, thriller et body horror. Fascinant ! Rivers nous amène avec beaucoup de subtilité vers ces points de bascule qui vont tendre son récit à deux reprises et le faire évoluer, passant d’un récit de survie dans la nature, à un fantastique tendance body horror, pour finir par un thriller vengeresque. Que d’ambiances différentes et que de réussites à chaque fois ! Le récit est donc plein de surprises et à part un petit coup de mou au milieu quand Vern et ses enfants trouvent un nouveau refuge où se poser, j’ai tout aimé et pardonné, même les grosses ficelles et raccourcis finaux.
Il faut dire que Sorrowland est un récit puissant, qui marque, ravage et fait réfléchir. Il montre comment on peut dévoyer une utopie. Il raconte le courage incommensurable d’une mère pour ses enfants. Il dénonce le racisme, l’homophobie et le patriarcat et appelle à la non-binarité, à la liberté de ressentir et assouvir ses désirs, à l’ouverture à l’autre. Rivers Solomon fait preuve de pages et de pages puissantes pour mettre cela en scène dans des lieux qu’on ne peut oublier et des situations perturbantes qui restent en tête, comme la transformation qui se produit chez Vern au fil des pages. C’est très singulier.
Même son écriture des personnages est réussie. Comment résister à cette jeune mère courage, perdue, handicapée et pourtant toujours là pour ses enfants et ceux qu’elle aime, même s’ils l’ont parfois trahie. Impossible de résister également à ses chers chérubins tellement attachants, aux noms si parlant. J’ai adoré la sagacité de Hurlant, et la force de Farouche, qui bien que plus fragile, suit toujours son jumeau. La rencontre avec un duo de femmes non-jugeantes au milieu de l’histoire m’a fait un bien fou. Elles furent l’ancre et notre jeune famille et ont tellement apporté à chacun pour se trouver, s’instruire et avancer. Je suis juste un peu déçue par les antagonistes de cette histoire, ma foi, très manichéens mais c’est le cadre aussi de cette utopie manquée qui veut ça, je pense. Il faut des antagonistes en tout point détestables pour dénoncer ce que dénoncer l’auteur-trice.
Sorrowland entre donc à son tour dans la courte liste (pour le moment) de ces titres revendicateurs pour la femme et les minorités avec une plume puissante, étrange et poétique, qui prend aux tripes. Ici, c’est à l’aide d’éléments de nature writing et de body horror fascinants et glaçants que Rivers Solomon aura su me convaincre et me marquer. Je me souviendrai longtemps de cette petite famille prête à tout pour survivre au milieu des racistes, des homophobes et des patriarches d’un autre âge. Force et courage à ceux luttant contre l’oppression alors même qu’on veut leur faire croire qu’ils vivent dans un paradis. Ça devrait nous interroger sur notre propre réalité.
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