Aller à Harvard n’empêche pas de rater sa vie, je vous le garantis.
Ce soir-là, la sympathie de Charlie alla spontanément à cet enseignant qu'il rencontrait pour la première fois. Là où les autres ne percevaient qu'une joyeuse arrogance, il savait déceler la tristesse. Il y avait chez cet homme une dimension tragique, inséparable de sa conception désuète de la dignité. Avec le recul, Charlie s'étonnerait d'avoir détecté cela aussi tôt, alors que Storrow était au faîte de la réussite et qu'aucun évènement tragique ne l'avait encore frappé.
Comme la plupart des petites villes, Garden City avait ses notables, élus locaux, chefs d’entreprise, entraîneurs et sportifs célèbres, mais aucun ne faisait forte impression sur Charlie. On aurait dit qu’il appréhendait d’instinct les limites de leur influence, étonné que les autres soient dupes et se formalisent de ce qu’ils prenaient chez lui pour de l’insolence ou de l’arrogance. Ils se trompaient du tout au tout, pensait Charlie, c’était au contraire sur l’humilité que se fondait sa clairvoyance. S’il comptait échapper au sort de ses parents – une vie de compromis et de petits profits, un père aigri et une mère timorée et accablée –, il devait absolument prendre conscience que le monde ne tournait pas autour de lui, et que les images du premier plan ne faisaient que brouiller la vision d’ensemble, dissimuler le véritable siège du pouvoir.
- Je ne vous retiens pas, miss Calvin. Je sollicite uniquement votre coopération, par égard pour Julie - une jeune fille que vous connaissiez - dont on a brisé la nuque il y a cinq jours. Ayez une pensée pour elle et pour les siens.
Elle avait été à deux doigts d'insulter Lombardi, mais ces mots suffirent à désamorcer l'explosion. Elle visualisa Julie allongée sur la table d'autopsie, avec ses joues veloutées et sa tresse soignée - à moins qu'on l'ait déjà inhumée -, elle imagina aussi la petite sœur mentionnée aux informations, incapable de trouver le sommeil entre ses draps rêches d'un lit de motel à Boston ou à Cambridge, avec sa mère qui sanglotait dans le lit voisin. Vaincue, elle se laissa retomber sur sa chaise et se soumit à la suite de l'interrogatoire.
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Pour la première fois, il portait sur lui, sur son élégance et ses manières distinguées, le même regard que son père sur les estivants fortunés des Hamptons. Et il comprenait à présent que Jim Flournoy ait refusé de tenir ces gens pour plus nobles que lui, quels qu'aient été leur niveau d'instruction et de leur succès dans la vie. Que signifiait la noblesse, finalement ? Se comporter comme si le monde vous appartenait ? Certainement pas. Il s'agissait plutôt de savoir se conduire décemment et s'imposer certaines contraintes, de ne pas prendre plus ce que qui vous était dû.
Un ordre invisible devait structurer ce chaos, il était impensable que circuler dans Bombay soit aussi erratique et périlleux. Personne ne prenait la vie aussi à la légère.
Pourtant n'était-ce pas ce qu'elle espérait trouver en venant ici ? N'était-ce pas cela qui attirait les étranger en Inde ? Se sentir délestés d'un poids, ne pas aspirer à tout prix à un sens, comme le faisaient les Occidentaux, mais tendre plutôt vers l'effacement, chercher le repos dans l'idée de sa propre insignifiance. (p 264)
Les américains ne renonçaient pas à tout pour prendre en charge un parent âgé. Ils ne faisaient pas le sacrifice de cette période si précieuse et égocentrique, entre vingt et trente ans, pendant laquelle ses ambitieux compatriotes avaient tant de choses à prouver. Assurer sa carrière, trouver un conjoint à la fois fiable , motivant et accompli, et engranger suffisamment d'expériences pour pouvoir se consoler à l'avenir, au cours des décennies où il leur faudrait assumer une relative monogamie, leurs devoirs de parents à temps partiel et la stagnation de leur vie personnelle et professionnelle, écueil inévitable pour tous ceux qui plaçaient la barre trop haut. S'épanouir avant trente ans constituait un antidote efficace à la crise de la quarantaine, et si l'oncle Vasily avait eu, la moindre idée des risques inhérents à une société occidentale moderne et prospère, il aurait compris qu'Alice, se choisissant de baigner dans la futilité, prenait la plus sage des initiatives. (p 232)
Quel sentiment glacé que la nostalgie d'une passion ! S'il avait été poète, c'est le sujet qu'il aurait choisi. A l'instar de Larkin et d'Eliot, il aurait été l'écrivain du silence et de la solitude, ses poèmes auraient ressemblé à ceux qu'il avait aimés dès l'adolescence, quand les mots de ces êtres plus sages que lui l'avaient attiré vers les livres. (p 431)
Je n'ai jamais été porté sur la spiritualité, mais quand on est frappé par un malheur, on est forcément amené à réfléchir. Pas tout de suite, cependant. Sur le moment, c'est la rage qui domine, et rien d'autre. On ne comprend pas ce qu'on a pu faire pour mériter une chose pareille. Le temps passant, on commence toutefois à se demander si l'on n'aurait pas commis un acte qui justifierait tout ça. Si l'on ne serait pas, d'une manière ou d'une autre, responsable de ce qui nous tombe dessus. C'est le début de la connaissance de soi et du changement positif. La voix de l'humilité, je suppose. (p 294-295)
Dans cette vie, comment s’appuyer sur une quelconque certitude ? D’après le Dr Poole, les chances de Mark de passer l’année n’excédaient pas les cinquante pour cent. Jusque-là il ne les estimait qu’à vingt pour cent ; il y avait du progrès, et c’était tout ce à quoi elle pouvait prétendre en termes de certitude. Peut-être la nature humaine n’était-elle pas armée pour supporter de tels aléas, mais la vie se moquait bien de nos capacités d’endurance, et la mort aussi ignorait la clémence, même quand elle ne décidait pas de traquer un mari bien-aimé ou de frapper une jeune fille pleine de vie.