Ce n'est qu'une fois que l'on s'est débarrassé de la sagesse que la sagesse peut pleinement s'avérer dans toute son efficience. Se débarrasser de la bonté ne signifie pas que l'on désire ne pas pas être bon, mais doit se comprendre en fonction du fait que l'emploi conscient d'une conduite bonne dégénère en conduite factice. C'est une chose bien ardue à saisir ! Je savais que ne pas être perspicace revenait à ne pas être perspicace, mais j'ignorais que se montrer perspicace n'était guère perspicace.
Le charpentier Ts’ing avait taillé dans le bois un support pour des cloches rituelles. À la vue de l’ouvrage achevé, les gens étaient frappés de stupeur comme si c’était là l’œuvre d’un dieu. Le seigneur de Lou le regarda à son tour, et interrogea le charpentier : « Par quel art êtes-vous arrivé à cela ? » L’autre lui répondit : « Votre serviteur n’est qu’un humble ouvrier, quel art pourrait-il bien posséder ? Mais il y a, tout de même, une chose : lorsque je m’apprêtais à fabriquer ce support, je ne me suis pas risqué à dépenser en vain mon énergie. Il m’a fallu jeûner afin de tranquilliser mon esprit. Après trois jours de jeûne, je n’osais plus songer aux compliments, aux récompenses, aux titres ou aux émoluments que j’en pourrais retirer. Au cinquième jour, je ne m’aventurais plus à des considérations de blâme ou d’éloge, d’habileté ou de maladresse. Au septième jour, je perdis d’un coup conscience de mon anatomie et de tout mon corps. À ce moment-là, votre seigneurie et sa cour avaient cessé d’exister. « Mon adresse s’était concentrée et finit par éclipser toutes les nuisances du dehors. C’est alors que j’entrai dans les forêts en montagne, et me mis à contempler la nature même des arbres. Quand la forme et le fût d’un arbre m’apparurent parfaits, la vision se forma du support à fabriquer, et c’est à cet instant seulement que j’y appliquai ma main. Si les choses ne marchent pas ainsi, ça ne peut pas prendre. En somme, je ne fais qu’accorder le naturel au naturel. De là sans doute que les gens se demandent s’il s’agit d’une œuvre d’un dieu, n’est-ce pas ?
Il semble que les états les plus désirables, à l’image du sommeil, ne puissent survenir qu’à condition de n’être pas recherchés, le simple fait de les convoiter pouvant suffire à les mettre en déroute. Or ce paradoxe de l’action volontaire, mal élucidé et jamais résolu dans la philosophie occidentale, est au centre de la pensée taoïste. L’auteur explore dans cette double lumière, à partir de diverses sphères d’expérience, de la pratique d’un sport à la création artistique, de la recherche du sommeil à la remémoration d’un nom oublié, ou encore de la séduction amoureuse à l’invention mathématique, les mécanismes de ces états qui se dérobent à toute tentative de les faire advenir de façon délibérée.
Un certain Tsi Hsing-tseu fut chargé d’entraîner un coq de combat pour son roi. Interrogé sur ses progrès au bout de dix jours, il répondit que son coq n’était pas encore prêt : « Il est encore gonflé d’orgueil et se fie à ses tendances agressives. » Dix jours plus tard, interrogé pour la seconde fois, le dresseur fit valoir que l’animal n’était toujours pas mûr pour le combat : « Il continue de réagir à la présence des autres. » Une autre décade s’écoula. Pressé sur ses progrès, le dresseur répondit : « Pas encore ! Il a le regard vif et il est plein d’impétuosité. » Dix autres jours étaient passés quand le roi obtint enfin cette réponse : « Ça y est, il y est presque ! Le voilà devenu indifférent aux cris des autres coqs. À le voir ainsi, on dirait un coq en bois. Sa puissance est totale, les autres coqs n’osent lui faire face, et dès qu’ils l’aperçoivent, ils déguerpissent.
Il s’est employé, par une inaction volontaire et prolongée, à retrouver un état plénier de disponibilité ; l’œuvre qui en résulte n’est que la manifestation concrète du stade final de ce travail de purification interne, qui représente aux yeux de l’artisan la seule chose intéressante à commenter. Ce prodige d’art que les gens admirent, veut-il nous faire comprendre, tient avant toute chose à un conditionnement mental induit par un exercice sur soi, fait de réceptivité et de patience.
L'homme bon sait, comme Wang Bi le rappelle, que vouloir faire le bien c'est subordonner son action à un intérêt étranger à la seule considération du bien, alors qu'il suffit parfois de ne plus vouloir le faire pour agir tout bonnement. Ce n'est qu'en effaçant de son esprit la considération prioritaire des effets méritoires de son action que la plénitude de la bonté peut se manifester dans chaque geste.
Gardons ceci pour règle générale: les signes trop voyants, les volontés trop marquées d'arriver à un résultat agissent comme une contrainte déplaisante sur autrui et sapent l'effet recherché.
Je montrerai que c’est en jouant sur les degrés d’intensité du vouloir, et sur la place de la volonté dans l’organisation des forces qui président à nos actions, que nous pouvons espérer déjouer les embûches et les pièges de l’action intentionnelle.
Je suis chercheur, auteur, curieux de nature, ma bibliothèque ne se limite donc pas à un domaine.
L'appel est-il des cimes ou de la terre ? Chaque élan me replace en un socle léger. D'où revient cette énigme qui m'inspire, suspend tout ce que vivre suppose d'abandon, se laisse méditer mais le secret empire ?