Longtemps il a supposé que son manque de solidité provenait de son appétit de lectures. En lisant, raisonnait-il, il pénétrait dans le monde des pensées et des émotions d'autres personnes. Cela nourrissait son empathie mais diluait sa personnalité, un peu comme au sein d'un groupe.
Résister revient à penser qu'on est plus que de la simple poudre. Qu'on a une âme ou un esprit, un dieu intérieur, un truc noble ou spécial qui nous élève au-dessus de la "matière triviale . C'est un sentiment porteur de l'écho des siècles au cours desquels on se croyait spéciaux, la couronne sur la Création ou le point final logique et magnifique de l'évolution, mais aujourd’hui, on est bien mieux informés. Rien ne nous a prévus, voulus ou conçus .Rien ne nous rend nécessaire.Contrairement à bien des gens, je trouve cette idée grisante et libératrice.
J’aime mon travail qui est apprécié, mais parfois je crains que toute la tristesse que je côtoie se dépose sur ma peau et accélère mon vieillissement.
« Je lis beaucoup dit-il. Mes bouquins […] sont pleins d'apostilles, un texte fantôme fait de parenthèses, de crochets, de tirets, de points d’exclamation et d'autres symboles que je gribouille sur les pages lorsque la beauté d'une phrase, un point de vue original ou une blague à mourir de rire me touche. Ensemble, ces traces constituent un compte rendu de celui que j'ai été au cours des années. À partir d'elles, je me dis parfois qu'il doit être possible de circonstancier l'histoire de mon identité. Additionnés ses gribouillages forment une histoire. Moi. Henk. J'ai longtemps pensé que mon identité se diluait dans les livres que je lisais, comme l'encre dans l'eau, mais à l'heure actuelle, je crois au contraire que mes livres me donnent des lignes directrices. Ils forment une bande compressive qui contrecarre l'hémorragie de ma mémoire, un exosquelette qui compense mon déclin physique. Oui ils me donnent forme et substance. Ils me donne mon Henkiosyncrasie. » p.169
Sa vie de lecteur pouvait donner lieu à la scène suivante. Il venait de terminer un livre. Il se tenait devant sa bibliothèque pour en choisir un autre. Ses yeux passés en revue les dos. Il ressentait un bien-être pour beaucoup comparable à celui qu’il éprouve dans la fromagerie à la vue de tous les délices qu'elle abrite. L'abondance ! Le réconfort que procure une telle opulence ! Tout en parcourant les rayonnages, il opérait mentalement un tri : déjà lu, pas encore lu mais pas envie, trop épais, trop court, pour une fois pas un bouquin en anglais, après tout pourquoi ne pas réessayer Nabokov, finalement non, et ainsi de suite. Mais soudain, un rictus de colère passait sur son visage, ses poings se serraient et voici qu'il se tenait comme un boxeur devant ses livres. Aïe ! Ce serait-il dit s'il s'était donné la peine de réfléchir, quelle sale habitude, ces bouquins, quelle perte de temps, cette vie factice ! Oui, factice : calé dans un fauteuil à s'approprier les expériences de personnages inventés. Quelle indigence ! Quelle fuite devant la réalité ! Et quelle dévastation de sa personnalité ! Quiconque l’eût alors pris sur le fait n'en serait pas revenu tant le changement d'humeur était brutal, impétueux, en même temps que bref, car pareil accès de colère et de dégoût ne durait jamais. Son désir l'emportait. Bientôt son regard s'arrêtait sur un livre qu'il désirait lire, qu'il brûlait de lire, oui, qu'il avait depuis longtemps l'intention de lire, l'occasion ne s'était pas encore présentée, mais là, c'était la bonne. p.50
Le goût de vivre : avoir envie de vivre. De cette source découle le reste : l'envie de se lever le matin, l'envie de manger et de boire, l'envie de travailler, l'envie de rire et de lire et de parler et de danser et de se promener avec le chien... Sans parler de l'envie d'aimer.
[...] Canaille est malade. Il n'est ni vieux, ni fatigué, [...] non, il est malade. C'est ce que fait la maladie : elle nous éloigne des rapports normaux qu'on entretient au quotidien, nous réduit à l'état d'étrangers les uns pour les autres.
Le cancer, a-t-il répondu. Selon le docteur, il y a des métastases partout. Si Henk a l'habitude de mener des conversations éprouvantes, elles n'en demeurent pas moins éprouvantes lorsque la mort souffle souffle son haleine sur elles. Il a appris à attendre.