"Chacun était une Gestapo pour son voisin". Sebastian Haffner, référendaire - c'est-à-dire juge stagiaire - décrit ainsi les rapports interpersonnels dans une Allemagne qui se nazifie à l'aube du IIIème Reich, en 1933. Ce livre-témoignage fait partie d'un corpus documentaire et fictionnel très riche - pensons seulement à Ernst von Salomon, Hans Peter Richter ou Ernst Jünger - et n'a été découvert en 2000 seulement, soixante ans après sa rédaction, effectuée par Haffner qui venait alors de quitter son pays natal. Organisée en trois parties, dont un long prologue introductif, cette Histoire d'un Allemand tente d'expliquer comment le régime nazi a pu s'imposer en Allemagne en mettant l'accent sur l'expérience personnelle. Si le récit possède avant tout une dimension historique, il demeure d'une actualité navrante, et peut être lu à la fois comme une lanterne sur le passé et comme un guide pour le présent.
La conquête du pouvoir par le parti national-socialiste a naturellement des causes historiques. Le long prologue, qui couvre la période 1914-1933, resitue les événements selon une trame chronologique. Ce faisant, Haffner montre l'évolution des mentalités dans la société allemande et décrit les effets psychologiques de chacun de ces événements sur cette société. La Première guerre mondiale qui se déroule en France est lointaine ; elle n'emporte aucun bouleversement dans la vie quotidienne, et elle est même un motif d'exaltation, à travers les bulletins quotidiens affichés aux portes des postes de police. Âgé de 7 ans en 1914, Haffner conçoit la guerre comme un jeu, comme les autres enfants de sa génération. Si la signature de l'armistice, donc de la paix, est vue comme un évènement triste, elle annonce surtout les troubles des années 1919-1923 : révolution spartakiste, instauration de la République de Weimar, et jusqu'à l'assassinat du ministre Walter Rathenau en 1922 et à la désastreuse inflation du mark en 1923. Ces désordres et violences, soudainement très proches, influencent brutalement la vie des Allemands. Ainsi Haffner raconte que, l'année 1923, lui et sa famille allaient, sitôt que son père avait perçu son salaire, acheter les vivres pour un mois entier en louant les services d'un taxi. Surtout, Haffner montre que la République de Weimar est condamnée, dès les premières jours de son existence. D'obédience social-démocrate, les gouvernements successifs brisent les mouvements d'inspiration communiste et populaire ; pour ce faire, ils utilisent notamment les services des corps-francs, groupes militarisés dont Ernst von Salomon a décrit les parcours dans Les réprouvés. Cette période, beaucoup plus trouble que celle de la guerre où chiffres et exploits militaires scandaient le quotidien, est suivie d'une période de calme relatif, de 1924 à 1929, avant que la pression de l'extrême-droite, et notamment du parti nazi, ne contraigne le gouvernement de Brünning à adopter des mesures anti-républicaines (impôt anti-désertion, limitation de la liberté de la presse, ...), précisément pour sauver la République. Au delà des raisons évoquées par les historiens - une société militarisée et dont le sentiment d'humiliation, à la suite du traité de Versailles, était fort -, Sebastian Haffner en évoque d'autres pour expliquer l'arrivée au pouvoir de Hitler en 1933. La société allemande, nous dit-il, ne s'exaltait qu'au moment d'événements collectifs ; l'individu avait, durant la décennie 1914-1924, perdu l'habitude de vivre par et pour lui-même. Il faut ajouter à cela un puritanisme prussien qui prend soin de détacher strictement la vie personnelle et la vie publique d'un individu, ainsi qu'un culte de l'excellence poussé à l'extrême qui explique la mise au pas efficace d'un peuple qui n'a considéré sérieusement la menace que trop tardivement.
1933 est bien une année charnière. Hitler devient chancelier, tandis que, à la faveur de l'incendie du Reichstag, les communistes sont mis hors du jeu politique allemand. C'est à cette année aussi que le récit de Haffner se termine, sans doute parce que le livre ne porte pas précisément sur les mesures mises en place par le pouvoir nazi, mais bien sur les facteurs qui autorisèrent l'installation d'un tel pouvoir, ainsi que sur la place de l'individu face à celui-ci. Les premières phrases, d'ailleurs, le montrent bien : il s'agit d'un duel entre un individu et un État tout puissant. Et Haffner insiste, un peu plus loin : s'il décrit ce que fut sa vie durant ces mois-là, c'est qu'il pense particulièrement que l'individu est le prisme à travers lequel doivent être lus les évènements historiques. Ceux-ci n'existent pas pour eux-mêmes : ils ne sont possibles que par la volonté ou l'absence de volonté des individus, ils n'ont de portée que dans la mesure où ils impactent la vie des individus. Le symbole, pour l'Histoire, n'existe pas. Les grands noms qui en ressortent - Hitler, Mussolini, Chamberlain, Daladier - cachent la vérité de millions de vies.
A bien des égards, le nazisme est un monstre, auquel se confronte l'humanité. Ce monstre réussit, en quelques années, à prendre le pouvoir et à s'imposer aux individus dans toutes les dimensions de leurs vies. Les historiens ont nommé cela : totalitarisme. Le régime totalitaire se définit par sa capacité à envahir tous les aspects de la vie quotidienne : politique, bien-sûr, économique, mais aussi social et intime. Le récit de Haffner, justement, revient page après page sur des morceaux de vie. Partout s'imprime la marque du nazisme, partout plane son ombre menaçante, même et surtout dans les événements les plus anodins : un bal étudiant, un achat dans un commerce, une après-midi de travail studieux au palais de justice. Le régime nazi parvient, peu à peu, à abolir la séparation entre la vie privée et la politique. L'exil, nous dit Haffner, devient le seul moyen d'échapper à ce qu'il compare à un gaz suffocant. Mais, entre le dire et le faire, il peut se passer des années, surtout pour quelqu'un qui, comme Haffner, n'était pas nommément menacé par le régime. De scènes de violences, pourtant, aucune n'est décrite, dont Haffner fut témoin oculaire. Bien sûr, il y a des coups de feu, la rumeur de coups de mains, les nouvelles qui sont lues dans la presse (exemple de la semaine sanglante de Köpenick). L'horreur du régime tient en ce que la violence exercée n'a pas de nom ni de visage, et qu'elle ne l'est pas au nom de principes supérieurs, liberté ou égalité, comme elle le fut durant la Révolution française. Ses victimes ont la tristesse de l'anonymat, et non la grandeur du martyre. Ainsi sous les apparences d'une terreur révolutionnaire, outrageante et excessive, se cache une terreur froide, fille du calcul et de la méthode, qui autorise la force légitime à user des atours de la voyoucratie. L'extraordinaire tient justement en ce que ces actes, connus de tous, ne déclenchent aucune protestation. C'est que, au-delà de cette terreur, la normalité semble être de rigueur. Ainsi, dans les années de paix du régime - paix extérieure, s'entend -, les Allemands continuent de se rendre au cinéma, au café, au cabaret. On est loin des dystopies littéraires, sans loisirs aucun ; au contraire, le régime nazi y trouve une publicité positive, et les puissances étrangères sûrement une excuse pour dire que, les apparences étant sauves, tout devait donc bien aller en Allemagne. On le voit, le mal est insidieux : ainsi dans la presse, contrôlée jusqu'aux feuillets les plus honorables et les plus historiques. Toutes les publications se teignent d'une coloration nazie plus ou moins forte. Le lecteur lambda pourrait s'y tromper : c'est le même journal qu'il ouvre, avec le même titre, la même typographie, la même équipe de rédaction qui, dans ses locaux, ne se prive pas de quelques bons mots à l'encontre du régime ; mais l'information est, elle, déjà contaminée.
Haffner pose alors la question de la responsabilité individuelle, puisque l'individu, telle une forteresse, accepte ou non que d'autres y soient maîtres. L'auteur définit plusieurs postures, face à ce changement radical de société qui s'opère en quelques mois : une posture de supériorité affectée, qui fait mine de ne pas être étonnée des événements, et pense ainsi conserver sur le régime et sur ses semblables un coup d'avance qui n'existe pas ; une posture d'amertume quant à ce déclin moral, un dégoût qui, associé à la peur, pourra aller jusqu'à l'adhésion résignée au système ; enfin, et ce fut la posture de Haffner, une indifférence et un isolement qui s'avère inefficace. La contamination de la société allemande par le nazisme semblait être inéluctable et était explicable par des facteurs dont aucun ne pourraient excuser la défaite morale des Allemands. Haffner compare la conduite de certains d'entre eux, en 1933, avec celle des puissances européennes en 1938 : d'aucuns ont cru, en acceptant les exigences du régime régime, pouvoir changer celui-ci de l'intérieur. Opportunisme, dépit ou peur : elles sont nombreuses les causes d'acceptation d'un pareil régime politique et social qui niait l'individu. Celui-ci, au fil des jours, encaisse une série de petites défaites morales, qui le laissent groggy et en proie au doute quant à sa valeur personnelle. C'est un simple oui à la question "Êtes-vous aryen ?", c'est un bras levé avec les camarades quand vient l'heure de chanter les chants nazis et de crier "Heil Hitler !". Le nombre - l'individu pris dans la foule - ou le danger immédiat - la perspective d'un passage à tabac si l'on ne salue pas une compagnie de SA - excusent, sur le coup seulement, la démission dont on s'est rendu coupable. La percée du nazisme correspond ainsi à une atomisation de la société. L'esprit de camaraderie, promu par le nazisme, annule l'individu et le déresponsabilise. La pensée individuelle est évacuée (exemple de l'épisode du camp avec les candidats à l'assessorat). Rien n'y résiste : ni les amitiés personnelles (ainsi celle qui liait Haffner avec cinq autres référendaires, dont trois passeront sous la bannière du régime nazi tandis que les trois autres - dont Haffner - choisiront l'exil. Parmi eux, il y en a un de confession juive. L'idéologie détruit même les liens d'amitié et de respect.), ni la foi personnelle, puisque le nazisme s'attaque même à l’Église, en en fondant une de son obédience, et bientôt toute-puissante.
Cette Histoire d'un Allemand ne peut pas être lue comme un simple témoignage historique, mais bien comme un avertissement. L'irruption du totalitarisme n'est pas un événement brutal, à une date et à une heure donnée. Elle est insidieuse, elle gangrène tous les pans de la vie sociale, elle contamine les esprits, elle désigne des boucs-émissaires et garantit, pour le plus grand nombre, une amélioration de la condition sociale. Tout semble aller pourtant de la meilleure façon, avant que le couperet ne tombe.
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