Citations de Serge Airoldi (25)
- je t'ai dit que les listes nous sauverons ? Toutes les listes, toutes les dénominations ? Les machines n'y pourront plus rien, nous serons plus machines encore que les machines, tout sera dit, plus d'espace entre elles & nous, nous serons fiers, fiers-à-bras, à bras raccourcis, nous serons fiers & tristes sires qu'on scie (p.101)
C'est quelque chose quand même que d'associer à la voyelle près, à la consonne exacte, la chose & le mot pour la désigner
ça c'est une chance (p.39)
Quand je dis Moshe, je ne parle que de mémoire. Parler, écrire, c'est faire appel cru, violent à la mémoire.
Regardant maintenant l’azur intense du golfe et de l’autre côté du sommet , embrassant le même prodige, plus brumeux pourtant, de la baie de Tunis, projeté dans ce paysage, je me noie d’Histoire. J’avale d’un coup de gorge l’horizon de Magellan, d’Hannibal, des marins du monde, je vois le ballet des oiseaux de mer dans le ciel, eux aussi m’hypnotisent, ce sont les oiseaux de Braque.
Regardant cet avenir tout bleu, effrayé par tant de lucidité que la clarté impose, je suis dans une mort probable, étouffé par le trop plein des séries humaines, l’adieu aux choses oubliées derrière moi,
Je lis Les bêtes de Federigo Tozzi, Tozzi questionne : Quel pourrait être le point où l’azur s’est arrêté ?
Ecrire. Parce que le récit nous oblige. C'est notre ligne de conduite, notre faiblesse, notre hardiesse, notre possibilité –illusoire mais capitale – d'habiter un monde, c'est notre façon.
Et le mal dans cette affaire? Banal comme l'est tout mal. Au risque de choquer, je crois, je sais, j'affirme que le le fond, nous nous accommodons de lui. C'est ainsi.
Je relis ces mots de Robert Musil, où il est question de "la nature ambigüe de la vie qui alourdit toute grande aspiration plus vulgaire". Musil écrit encore, et cela ne doit pas nous rassurer : "A tout progrès, elle lie une régression et à toute force une faiblesse ; elle ne donne à personne un droit qu'elle n'ait enlevé à un autre, elle n'ordonne aucun chaos sans créer de nouveaux désordres, et elle semble ne provoquer le sublime que pour décorer la platitude".
Je souffre de lire ces mots et, hélas, tout autour de mi, je ne leur trouve que de cruelles confirmations.
NÉVÉS
le noir des venelles, le théâtre des fondamente, l’écorce fine d’un écho lointain, il claque à l’angle droit & à l’oblique & au tournant du dédale, derrière le haut mur qu’une eau saumâtre a ridé, je reçois la musique sombre des jardins & de l’amour éteint
là, comme dans le Discours du songe de Poliphile,
je lis une géométrie consacrée à Vénus,
semblable à celle de l’île de Cythère,
au milieu des buis taillés, topiaires fantasques
ils figurent des géants casqués dont chaque main
empoigne une tour, un glaive,
je comprends qu’un totem émerge du sol
& des terres grenues, caparaçonné de cuir d’hoplite
& de drap de Damas
tout accroupi, fixant les névés enflammés par-dessus la ville des merveilles,
loin là-haut, jusqu’à l’aveuglement,
dans le blanc j’attends le noir, — une forme d’agnosie
le blanc est l’autre noir
c'était la guerre et je ne l'ai pas vue
j'étais déjà perdu dans l'autre mécanique,
j'étais classé sans suite, classé "à corps absent"
perdu
& tu ne penses pourtant qu'à l'apocalypse
pourquoi cette idée de la fin ?
qui nous a mis ça dans le crâne ?
ça vient pas, les choses
ça vient pas, le rêve
ça revient pas, le jour d'avant
bonjour
"bonjour"
au fait, t'ai-je dit bonjour ? (p.58)
la machine machine, la machine mâche, mâchonne, la machine marche, massicote, annone, ahane, la machine amoche, faut du pognon mon petit marmiton, un pognon de dingo mon salopiot (p.61)
l'autre jour, j'ai démonté le moteur entier d'un Citroën Type H, un utilitaire qui ne servait plus à rien
à rien
"uninutilutilitaire" (p.38)
la langue aussi est un excès, trop de menthe dans le sirop, mais y'en a besoin pour le récit. Un mot, un autre mot, un outre concept, une idée, encore un mot, un fagot de mots, de motus, d'intrants lexicaux, d'intrus qui jouent aux Legos (p.31)
l'artifice de l'archi-fèce des altitudes & de l'urine dans l'arène (p.15)
le savon s'amenuise entre les mains, entre les doigts, sous les ongles, à l'orée des poignets, la vie aussi s'éreinte, la vie entre les mains s'usine, s'élucubre, s'ajuste, se façonne, se déforme (p.14)
je viens pour les machines, pour dire des choses sur les machines, l'effritement, voilà l'idée même, l'éreintement, la fissure qu'inventent les machines (p.12)
Je jouissais de ce spectacle tout évanoui de moi-même, j'étais Ivanhoé sans tête, déjà passé par le mécanisme abondamment graissé des coulisses, languettes, tourillon, couperet
« L'ailleurs est un miroir en négatif. » [...] «Le voyageur y reconnaît le peu qui lui appartient, et découvre tout ce qu'il n'a pas eu, et n'aura pas. »