Regardant maintenant l’azur intense du golfe et de l’autre côté du sommet , embrassant le même prodige, plus brumeux pourtant, de la baie de Tunis, projeté dans ce paysage, je me noie d’Histoire. J’avale d’un coup de gorge l’horizon de Magellan, d’Hannibal, des marins du monde, je vois le ballet des oiseaux de mer dans le ciel, eux aussi m’hypnotisent, ce sont les oiseaux de Braque.
Regardant cet avenir tout bleu, effrayé par tant de lucidité que la clarté impose, je suis dans une mort probable, étouffé par le trop plein des séries humaines, l’adieu aux choses oubliées derrière moi,
Je lis Les bêtes de Federigo Tozzi, Tozzi questionne : Quel pourrait être le point où l’azur s’est arrêté ?
- je t'ai dit que les listes nous sauverons ? Toutes les listes, toutes les dénominations ? Les machines n'y pourront plus rien, nous serons plus machines encore que les machines, tout sera dit, plus d'espace entre elles & nous, nous serons fiers, fiers-à-bras, à bras raccourcis, nous serons fiers & tristes sires qu'on scie (p.101)
NÉVÉS
le noir des venelles, le théâtre des fondamente, l’écorce fine d’un écho lointain, il claque à l’angle droit & à l’oblique & au tournant du dédale, derrière le haut mur qu’une eau saumâtre a ridé, je reçois la musique sombre des jardins & de l’amour éteint
là, comme dans le Discours du songe de Poliphile,
je lis une géométrie consacrée à Vénus,
semblable à celle de l’île de Cythère,
au milieu des buis taillés, topiaires fantasques
ils figurent des géants casqués dont chaque main
empoigne une tour, un glaive,
je comprends qu’un totem émerge du sol
& des terres grenues, caparaçonné de cuir d’hoplite
& de drap de Damas
tout accroupi, fixant les névés enflammés par-dessus la ville des merveilles,
loin là-haut, jusqu’à l’aveuglement,
dans le blanc j’attends le noir, — une forme d’agnosie
le blanc est l’autre noir
Je relis ces mots de Robert Musil, où il est question de "la nature ambigüe de la vie qui alourdit toute grande aspiration plus vulgaire". Musil écrit encore, et cela ne doit pas nous rassurer : "A tout progrès, elle lie une régression et à toute force une faiblesse ; elle ne donne à personne un droit qu'elle n'ait enlevé à un autre, elle n'ordonne aucun chaos sans créer de nouveaux désordres, et elle semble ne provoquer le sublime que pour décorer la platitude".
Je souffre de lire ces mots et, hélas, tout autour de mi, je ne leur trouve que de cruelles confirmations.
C'est quelque chose quand même que d'associer à la voyelle près, à la consonne exacte, la chose & le mot pour la désigner
ça c'est une chance (p.39)
Quand je dis Moshe, je ne parle que de mémoire. Parler, écrire, c'est faire appel cru, violent à la mémoire.
Ecrire. Parce que le récit nous oblige. C'est notre ligne de conduite, notre faiblesse, notre hardiesse, notre possibilité –illusoire mais capitale – d'habiter un monde, c'est notre façon.
D'abord les lignes…
D'abord les lignes. L'horizon. Le haut du muret – un garde-corps. Le rebord extérieur. L'à-plat bien léché. Quelque ciment laiteux, quelque douceur chaulée. Le rebord intérieur. Le bas du muret qui fait frontière avec la terrasse. L'appareil assez régulier, malgré quelques tentations pour l'incertum, jointoyé avec générosité. Le damier au sol, du belvédère. La rayure verte d'herbes rudérales. Quelques autres surgissements intempestifs. Comme un punctus dans le Temps.
Le choix de la couleur…
Le choix de la couleur, plutôt que d'un noir et d'un blanc. Bernard Plossu manie l'une aussi bien que les deux autres. Il est un voyageur sans cesse au voyage, le déplacement vers quelque chose. Il guette, voit, s'en va. Et ce quelque chose renvoie à ce gai savoir que célébrait Nietzsche : « … le voyageur sait que quelque chose ne dort pas, que quelque chose compte les heures et ne manquera pas de se réveiller (…). Alors quelque chose sortira de son repaire. »
Et le mal dans cette affaire? Banal comme l'est tout mal. Au risque de choquer, je crois, je sais, j'affirme que le le fond, nous nous accommodons de lui. C'est ainsi.