« Là où vont nos pères » de Shaun Tan est une bande-dessinée « coup de poing », entièrement construite sur la suggestion. Une bande-dessinée qui remue, qui dérange, qui déroute. Du génie à l’état pur. Une œuvre muette – que l’on regarde davantage qu’on ne lit – mais hautement expressive, d’une puissance d’évocation rare. Une œuvre qui fait appel à l’imagination et à la compréhension du lecteur.
Attirée par sa couverture magnifique et originale, mais intimidée par l’absence de dialogue et ce graphisme obscur – mais de toute beauté – j’ai fini par me laisser aller et découvrir ce titre exceptionnel. Dès les premières pages j’ai été subjuguée et envoûtée par chacune des cases et par les émotions poignantes qu’elles dégagent. Elles sont simples, mais intenses et terriblement efficaces. M’attardant sur chacune d’entre elles, j’ai été très rapidement prête à accomplir le voyage que je m’apprêtais à faire sans le savoir et à plonger dans l’inconnu. L’ambiance sombre, pesante et austère est à l’origine de l’impression dérangeante d’étrangeté que ressent le lecteur. Quelque chose lui échappe, quelque chose qu’il ne parvient pas à saisir ni à comprendre de prime abord. Il n’a pas d’autre alternative que celle de continuer, d’avancer pour découvrir de quoi il retourne.
Nous suivons un homme qui, pour échapper à une lourde menace, quitte sa famille – sa femme et sa petite fille – s’éloigne volontairement de son foyer, immigre le cœur lourd dans un lieu inconnu et effrayant, peuplé d’étranges créatures. Un univers à la fois féérique et onirique mais terrifiant dans lequel il n’a pas sa place. Il est seul, perdu, sans repères. Sans rien. Ses premiers pas sont hésitants, il avance à tâtons, mais il est contraint de s’adapter rapidement car les conditions sont difficiles et reconstruire sa vie en partant de zéro est un douloureux défi. Au fil de ses différentes rencontres des amitiés se tissent, des langues se délient et racontent leur propre histoire, et notre homme va peu à peu réussir à tracer son chemin, retrouver l’espoir… Cette bande-dessinée est une magnifique, poignante et étonnante métaphore de la vie des immigrants.
Le graphisme est bouleversant. Les tons gris / sepia donnent naissance à une ambiance oppressante. La construction est ingénieuse, l’auteur joue habilement avec des effets de zooms avant et arrière et varie la taille des cases en passant d’un extrême à l’autre. De cette manière, on peut être au plus près de l’histoire, coller au personnage et l’instant d’après s’éloigner, prendre du recul. Être à la fois observateur et acteur.
Les cases sont claires et explicites, le lecteur parvient sans mal à suivre le déroulement de l’histoire. Il ne persiste qu’un petit soupçon d’incompréhension générale, qui permet de laisser libre court à l’interprétation du lecteur. Je me suis sentie sollicitée par ce récit, au contraire d’un simple témoin passif il m’a semblé avoir une réelle présence, comme si je faisais partie intégrante de l’histoire de cet homme. J’ai pénétré son intimité, sa peur de l’inconnu, ses doutes, ses manques, et puis j’ai assisté à sa reconstruction…
Une des œuvres les plus déroutantes et puissantes que j’ai lu cette année ! C’est profond, subtil, poétique, époustouflant et intense !
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