Tibet, une histoire de la conscience
Tibet, une histoire de la conscience, par Jean Pierre Barou et Sylvie Crossman, éditions du Seuil. le livre coup de coeur du mois de d'Avril de Patrice van Ersel .
Il conviendrait que, sur le vivant, l'expérience médicale a forcément bien davantage de choses à dire que la vie monastique ou la mécanique des corps célestes ! La réponse est celle-ci : « L'organisme sain cherche moins à se maintenir dans son état et son milieu présents qu'à réaliser sa nature. Or cela exige que l'organisme, en affrontant des risques, accepte l'éventualité de réactions catastrophiques. L'homme sain ne se dérobe pas devant les problèmes que lui posent les bouleversements parfois subits de ses habitudes, même physiologiquement parlant ; il mesure sa santé à sa capacité de surmonter les crises organiques pour instaurer un nouvel ordre. »
La vie n'est pas conservation, repli, renoncement, mais réalisation, conquêtes, passages, constructions. Voilà ce qu'enseigne l'expérience médicale forte de cette évidence : la guérison n'est pas retour en arrière ; on ne retrouve jamais l'état antérieur de santé ; il faut non pas faire avec, comme on dit, mais s'enthousiasmer de cette idée car « guérir, c'est se donner de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux anciennes ». Il en découle « la priorité de l'infraction sur la régularité ». Celui qui ne tombe jamais malade, qui ne commet donc jamais d'infraction, ne serait-il pas tout simplement celui à qui l'occasion de tomber malade ne s'est jamais présentée, vivant comme il le fait dans la monotonie et l'uniformité ?
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Les premiers à avoir “reçu” ces cérémonies furent les Héros. Leur conduite en avait fait des “asociaux”, ainsi le Rêveur - il n’a aucun sens pratique, n’est pas bon chasseur -, le Garçon-pluie - joueur invétéré, il va jusqu’à risquer l’insigne de commandement de son père -, le Blaireau - il est trop attiré par les fruits matériels. Il faut compter aussi les Héroïnes, comme Femme-serpent, trop sensible aux apparences. La “maladie” est bien d’abord le résultat d’un comportement en rupture avec l’ordre navajo. Mais les Êtres Sacrés choisissent de venir en aide à ces êtres dont ils vont tester à la fois le courage, l’esprit d’entreprise et la capacité à endurer la souffrance. Pour les guérir, ils les soumettent à des cérémonies. Chaque Héros eut la sienne, adéquate à son problème : le Rêveur, la Voie de la nuit; le Garçon-pluie, la Voie de la grêle; le Blaireau, la Voie de la grande étoile... Sauvés, les Héros laissèrent ces cérémonies en héritage aux Navajos avant de regagner le monde des dieux auquel ils appartiennent désormais. Aujourd’hui, on en dénombre une trentaine, et chacune demeure associée au personnage mythique qui en bénéficia le premier. (30)
Lori Arviso Alvord ; (première femme chirurgien “Navajo”).
Même si, lorsque j'opère*, je me concentre sur un organe en particulier, j'essaie de ne jamais perdre de vue la personne entière — ses organes, sa raison, son esprit, l'harmonie de l'être entier.
« J'ouvre une personne
Je place mes mains à l'intérieur de son corps.
Je touche des lieux si privés que cette personne elle-même ne les a jamais vus. »
À l'hôpital de Gallup, j'ai appris à accéder au territoire le plus personnel qui existe au monde. De jour en jour, je faisais de plus en plus attention à ne pas manquer de respect à ce territoire. C'était un honneur d'avoir la confiance de mes patients Navajo. Que je me penche sur la membrane brillante qui enveloppe les muscles d'une personne ou sur le péritoine blanchâtre qui entoure d'un fin tissu certains organes et la cavité abdominale, ou que j'examine une vésicule biliaire ou un appendice enflés, j'éprouve, invariablement, un sentiment de respect et de vénération. Nous, chirurgiens, voyageons vers ces terres avec un visa spécial...
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« Ready ? » Bien sûr qu’elle l’était, prête ! Il s’adressait toujours à elle en anglais, et toujours elle lui répondait dans le français châtié que lui enseignait sa mère, ce qui l’amusait. Il avait immédiatement reconnu le regard doré de cette enfant qui aimait s’échapper pour aller voler les lilas de « monsieur le curé » et pousser très haut sa balançoire pour faire, comme elle disait, des « voyages vers la lune ». Dès qu’il descendait de bicyclette au retour de Liévin, en fin d’après-midi, et qu’il entrait dans leur maison les poches chargées de « trésors » : des chiklets comme aujourd’hui ; un jour, des iris marron et beiges – une espèce rare, pas les bleus ordinaires – donnés par le jardinier canadien du monument de Vimy ; et même, un soir, un petit chien, Djim, devenu, depuis, un familier de la maison, Jacqueline dressait leur décor. Elle tirait les étroits rideaux blancs sur les carreaux des fenêtres, chassant le jour toujours gris du Nord comme si elle voulait les protéger tous les deux de cette couleur et du présent. Pendant qu’il s’éclipsait pour se changer, elle disposait, sur une nappe immaculée, la plus belle théière du buffet avec son sucrier assorti, sa petite pince d’argent ; elle choisissait leurs deux tasses en porcelaine translucide, nacrée, celles qui laissaient le goût du thé éclater plus vite sur leurs lèvres ; posait sur la table le cake au gingembre et, à côté, le Times, le journal que Frederick recevait de Londres. Elle préparait le thé comme il le lui avait appris – avec de l’eau frémissante, jamais bouillante. Puis, la bouilloire ronronnant sur le poêle, le chien Djim couché tout près, elle attendait qu’il réapparaisse. En quelques minutes, il était redevenu celui qu’elle aimait : la peau rose, lisse, parfumée à l’eau de Cologne, les ongles curés, une chemise propre tendue sur son torse svelte de cavalier. Prêt, en bon Anglais qu’il était resté, pour leur cérémonie. De sa moustache montait la même odeur, rousse, épicée que celle du cake. Sa belle main carrée, solide saisissait l’anse de la théière et s’élevait très haut pour libérer dans leurs tasses le fumet vif, boisé de ce nectar venu des plateaux de l’Assam, en Inde.
En Inde, la poussière, le fleuve, les moussons, le ciel les enveloppaient dans une membrane sensible les rappelant à tout moment leur insignifiante qualité d'hommes, leur vulnérabilité, leur dépendance.
La mission du hataalii est de veiller à ce que le monde, lorsqu’il perd son équilibre, le retrouve grâce à la mise en scène du rituel qui convient. Cet état reconquis s’appelle hozho - que l’on peut traduire, très imparfaitement, par état de beauté, d’harmonie, de bénédiction et de plaisir. Par l’usage correct de son savoir, le hataalii instaure entre les différents pouvoirs de l’univers une relation harmonieuse. Il faut des années pour maîtriser les rituels hautement détaillées et complexes qui assurent l’équilibre du monde. (60)
Dans la philosophie Navajo, tout a deux faces de même que dans l'univers deux forces sont en jeu. L'une a une nature douce ; c'est la beauté, la sensibilité, le calme. C'est le féminin. La femme préserve cette abondance. L'autre force en jeu possède une nature destructrice. On lui associe des termes comme agressivité, guerre, brutalité. C'est le masculin qui les incarne. Il y a du mal, et il faut l'utiliser en petite quantité mais l'utiliser quand même.
Hozho est féminin. Naayee est masculin. C'est ainsi que la nature est structurée. Le ciel est mâle : la foudre, le soleil, les tornades, les cyclones. La terre est du côté du féminin : elle est plus douce, moins rageuse, moins guerrière. Certes, il y a les tremblements de terre mais ils sont assez rares. Car la nature féminine possède aussi sa part de naayee, sa part d'agressivité, de destruction mais en petite quantité, de même que le masculin contient sa part de douceur mais en proportion moindre.
Ainsi vivons-nous dans un subtil dosage de beauté et de laideur. Mais il faut éviter de laisser naayee l'emporter. Nous avons notre part de naayee, les armes nucléaires c'est du naayee, mais à condition de les utiliser à titre de prévention, pas de céder à leur utilisation. On peut se servir du mal pour protéger la beauté et jamais l'utiliser en soi, pas le mal pour le mal.
p. 17
Pour les Navajo, les êtres surnaturels, dans le sens conventionnel du terme, n'existent pas. Ils entre-tiennent des relations très variées avec des phénomènes humains qui ne sont pas visibles, y compris avec ce que les Occidentaux désignent sous le terme de “fantômes”. Mais dans l'esprit des Navajo, ces êtres sont des humains (ancêtres) qui ont pu, un jour, être visibles, mais qui ne le sont plus. De même, les Navajo n'ont pas de dieux. Ils ont ce qui a été traduit par cette expression d' « Êtres sacrés » (diyin dine'é) mais là encore, ceux-ci sont des individus qui ont un jour côtoyé les gens ordinaires (nihookaa dine'é) mais qui maintenant occupent de manière invisible les sites sacrés et autres parties éloignées de la terre Navajo. Il n'y a certainement pas, chez les Navajo, de dieu unique et primordial ou de grand Esprit qui serait la cause de tout. De même, il n'y a ni paradis ni enfer, et les récompenses d'une bonne vie sont dans sa longévité et sa beauté (sa'ah naaghai bikeh hozho). Une courte vie laide est une vie remplie de maux et de maladies. Aux yeux des Navajo, c'est la manifestation d'une vie qui n'aurait pas été suffisamment attentive à l'ordre local.
Chez les Navajo, la causalité est entre les mains des individus.
p. 45 et 46
On parle de l'éclair, des flèches, des morsures de serpent... Encore faut-il s'entendre. Devant nous, un important homme médecine d'aujourd'hui, Sam Begay, interrogé par des médecins français, tint à pointer du doigt ce facteur de déclenchement de maladies graves, « la foudre ». Puis, devant les yeux ébahis de ses collègues occidentaux, il précisa que, par foudre, il entendait, bien sûr, jusqu'aux chocs et traumatismes psychologiques capables de frapper de façon fulgurante tout individu. Alors, le système immunitaire vacille, l'individu perd foi en lui-même. Le mal paraît s'attaquer aux sources mêmes de la vie. Comment comprendre que des peintures rares du Projectile soient réalisées après une « éclipse », sinon en considérant qu'une éclipse peut être le décès d'un être cher. N'est-ce pas une source de chaleur qui s'éteint ? Dans les témoignages dont nous disposons, on confirme qu'on fit appel à cette cérémonie pour une personne ayant par exemple perdu « l'ambition » de vivre.
p. 67 et 68
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« Hozho-Naayee »-Peintures de guérison des Indiens Navajo, Sylvie Crossman et J.-P. Barou, Indigène éditions © mai 2002
« Non, je n’ai pas obtenu l’article demandé mais j’ai frôlé une haute conscience, une sensibilité qui reflète avec une étrange et sympathique fidélité les séismes qui secouent notre siècle blessé. » Le refus de l’écrivain d’encourager son fils à partir pour l’Indochine a toutefois désarçonné Lacouture – le doute, souvent, secrètement, assiège le jeune homme, est-ce la mère, si volontaire, affirmative, qui a semé cette faille ? Avec sa plume, dans Caravelle, il s’interroge, lui qui n’est guère enclin à l’introspection : « Certes, ce grand voyage peut n’être pour certains qu’un alibi au désespoir. Peut-être n’est-ce qu’une façon de détourner les problèmes pour ne pas les voir nous heurter implacablement. Face à face avec le Sphynx, Œdipe n’a pas pris un billet pour Saigon. Mais il savait que le Sphynx se dresserait devant lui partout où il irait. Nous les retrouverons sous les Tropiques, ces questions qui pèsent sur notre génération. Nous voulons enrichir notre expérience humaine, prendre du recul, nous voulons connaître davantage, aimer davantage... »