Les sombres héros dostoïevskiens de la littérature russe, tourmentée et masculine, se voient peu à peu remplacés par ceux d'auteurs français, qui jusqu'à alors m'avaient parus maniérés et inconsistants. Chez Claire, à Malleret, j'ouvre un soir un volume au titre intrigant : Du côté de chez Swann. C'est la nuit, je suis dans mon lit dans la petite chambre au fond de la vieille maison du domaine ; des forêts alentours parviennent de rares cris d'animaux et d'oiseaux de nuit, parmi lesquels je ne suis pas loin « d'entendre le sifflement des trains décrivant l'étendue de la campagne déserte », avant de poser ma tête « sur les belles joues de l'oreiller, qui, pleines et fraîches, sont comme les joues de notre enfance ».
Cette écriture, ardue tout d'abord, s'insinue dans des recoins inexplorés de mon être comme du lierre rampant. Tel un puissant narcotique, elle subsiste dans mon souvenir sous la forme d'un charme opaque, d'une tonalité inconnue qui résonne ensuite dans ma vie de tous les jours. Je prends conscience que cette littérature me permet de retrouver une part essentielle de moi-même dont j'avais fini par minimiser l'importance ; ce n'était pas le cas avec les auteurs que j'avais lus jusqu'alors. Proust n'essaie pas d'être fort, il a depuis longtemps accepté sa faille, immense, en nous libérant du même coup avec lui de cette tentative illusoire et qui nous coûte tant. C'est sans doute ce qui l'autorise, avec ses longues phrases languissantes, à aborder dans le même ton tout le registre de la vie, de l'enfance à l'âge adulte. L'acuité psychologique dont il fait preuve dans le portrait de ses personnages – contrepartie sans doute de ce deuil de la masculinité – me paraît infiniment plus subtile que tout ce que j'ai jamais lu. Ses phrases aux multiples ramifications font surgir avec souplesse des détails, des attitudes observées avec une précision clinique, mais exempts du ton péremptoire et irrévocable qu'elles prendraient avec une écriture acérée, virile, rapide.
L'association d'une musique - de même qu'une odeur, un goût, une sensation tactile - à une époque de notre vie, possède le pouvoir de la faire surgir ensuite avec une fraîcheur dont seule notre mémoire des faits est incapable.
J'ai toujours été surpris de voir, dans les films, les grandes personnes pleurer sans s'être blessés ou avoir reçu de gifles. Leur capacité à verser des larmes, sans qu'un mal invisible ne le suscite, semble définir leur statut d'adulte.
L'association d'une musique - de même qu'une odeur, un goût, une sensation tactile - à une époque de notre vie, possède le pouvoir de la faire surgir ensuite avec une fraîcheur dont seule notre mémoire des faits est incapable.
Dans ce pays, il est de bon ton de considérer les policiers comme les acteurs d'une répression contre laquelle il faut s'insurger, plutôt que l'outil assurant l'application de lois adoptées par la majorité de ses habitants. Souvent, le Français le plus bourgeois se sent l'âme d'un révolutionnaire, en conflit avec une police qui est là pour le protéger. Est-ce le besoin rituel de tuer le père et l'autorité, à peu de frais, dans un pays où elle s'exerce si peu ? C'est en tout cas surprenant lorsqu'on a vécu au sein d'une véritable dictature.
"Il est des moments, lors d'une interprétation, où l'on est dans la sensation juste de la musique ; on quitte alors soudain l'encombrante compagnie de soi même [...]"