Citations de Ulf Kvensler (64)
Madde voulait que je fasse quelque chose, Grand-père voulait que je fasse autre chose, papa voulait que je fasse une troisième chose. Trois personnes importantes dans ma vie, dont je me souciais. Oui, cela valait aussi pour Papa après ces journées intenses. Tous attendaient que j’agisse. Mais moi, qu’est-ce que je voulais ?
Le doute s'était désormais immiscé, comme la première irritation de la gorge avant le début d'un rhume. Le calme, comme la panique, était une vague qui se brisait et refluait.
Il n’a jamais dit qu’il m’aimait, Grand-père n’utilise pas ce genre de mots. Mais je n’en ai jamais douté une seconde.
Le vertige est irrationnel, impossible de lui résister quand il vous a pris dans ses griffes.
Ce qui compte, c’est ce que vous faites ensuite. Contrôlez votre respiration. Regardez-vous vous-même avec distance. Pensez que vous éprouvez une sensation. Attendez que la vague déferle sur vous et reflue. Puis vous repartez. Un pas après l’autre.
(La Martinière, p.321)
Je crois que la dynamique autour de notre table au restaurant m’était familière, me rappelant ma propre famille. Bien trop familière. Une personne perd son calme, et toutes les autres se mettent en quatre pour lui faire retrouver sa bonne humeur. Parce qu’on sait que si on le fait pas, tout sera juste cent fois pire, cette personne n’a aucune limite, elle va doubler la mise. Et ce sera un cauchemar.
Je suis assis par terre dans la cour de promenade, dans mon petit espace dans un coin, et je regarde le ciel. J’ai l’impression d’être dans la case en forme de part de tarte d’un Trivial Pursuit géant.
Enfermé.
Mais alors je me dis que c’est peut-être le monde qui est enfermé. L’univers entier. Il n’y a que dans cette petite part de tarte où je me trouve qu’on peut se déplacer librement. Tout le reste de ce qui existe est enfermé.
Il fait toujours nuit noire, seule la lumière des étoiles me guide, et je réalise qu'il peut être difficile de trouver le bon endroit. Vivement l'aube.
Je regarde vers l'est. Et je vois une bande de lumière à l'horizon, encore si faible qu'on ne la remarque pas du tout dans le reste du ciel, mais malgré tout, cette bande est bel et bien là.
J'ai demandé l'aube, et j'ai obtenu l'aube.
(...)
A l'est, le ciel noir devient bleu-noir, bleu foncé, bleu profond, bleu cobalt. L'aube grignote les étoiles, elles pâlissent l'une après l'autre.
J’ai vu beaucoup de choses sur le visage de Grand-père en cet instant. J’ai vu de la fatigue, j’ai vu du découragement, j’ai vu de la douleur, et surtout de l’inquiétude. J’ai presque regretté de lui en avoir parlé, je m’en voulais de lui infliger ça.
Si on imagine le pire qui puisse arriver, le monde va malgré tout trouver pire encore, quelque chose de tellement atroce et terrifiant que c’en est inconcevable.
Je ne crois pas à l’intuition, ce n’est qu’un cocktail destructeur de préjugés et d’imagination. Inconsciemment, nous cherchons tout le temps à voir confirmée notre vision du monde.
J’ai rêvé que c’était l’été et que je me baignais dans le lac, à la campagne, chez Grand-père. C’était exactement comme quand j’étais petit, sauf que j’étais adulte.
J’ai réfléchi à comment faire avec Papa. Il n’y avait pas trente‑six solutions : le rappeler, ou non. Mais même si je ne le rappelais pas, tout n’allait pas pour autant continuer comme si de rien n’était. Il m’avait contacté, il voulait me dire quelque chose. Si je ne le rappelais pas, j’allais continuer à me demander ce qu’il voulait. Il m’obligeait à choisir, aucune des deux options ne me disait rien qui vaille.
Alors quand il a commencé à m’appeler « le pompier », le reste de la classe lui a emboîté le pas.
Étais-je harcelé ? Peut-être. C’est sans doute ce qu’on dirait aujourd’hui. Mais à dire vrai, à cette époque, je n’y accordais pas plus d’importance que ça. Je vivais enfermé dans mon monde, à tel point que les railleries et l’exclusion ne m’atteignaient pas.
Le vent s’était levé et le lac arborait une teinte gris foncé. On ne voyait pas encore d’oies blanches à la crête des vagues, comme disait Grand-père. De l’autre côté de l’eau, la forêt de sapins se déployait, noire et dense. Le Lunnen est un vaste lac, qui s’étend loin au nord et au sud. Mais ce n’est qu’ici, devant le chalet de Grand-père, qu’il s’ouvre en vastes eaux libres. Ailleurs, il se divise en une multitude de criques et de baies à peine reliées entre elles. En réalité, plusieurs lacs se confondent, parsemés d’îles à foison. Trois cent soixante-cinq, à ce qu’on dit, une pour chaque jour de l’année. Tout dépend de la façon dont on compte.
Le temps était ensoleillé et chaud, mais le fond de l'air était frais, et la lumière plus blanche que d'habitude : on sentait l'automne arriver.
Mais d'un autre côté, nous voilà en train de monter vers un environnement où les marges sont encore plus étroites, où la différence entre la vie et la mort se résume à un pas imprudent sur une pierre branlante, à une seconde de perte d'équilibre, après quoi tout est fini.
Où que je tourne mon regard, j'avais cette vue magique sur le monde des montagnes. Alors, j'ai senti que s'il m'était donné de passer le restant de ma vie à profiter de ce panorama, je serais satisfaite.
Mais il m'arrive parfois de me demander si mon désir de nature et de montagne n'est pas alimenté par un besoin de fuir les chiffres digitaux, les boutons et les menus de choix, ces trucs qui couinent et ces petits moteurs électriques qui ronronnent discrètement.
Il disparaissait dans des réflexions maussades. Je savais inutile de lui demander à quoi il pensait, il ne le dirait jamais. D'habitude, au bout de quelques heures, il arrêtait, et son expression s'éclairait à nouveau, aussi n'y ai-je pas fait trop attention. Mais c'était une face de sa personnalité que j'ai du mail à accepter. Peut-être parce qu'elle m'est étrangère. Il m'arrive à moi aussi de perdre mon calme, je peux être vraiment en rogne et crier sur les gens, mais ça passe vite, et je vais de l'avant. Je ne vois pas l'intérêt de ressasser des événements. Regretter...oui, c'est possible.
On apprend à l’école que les montagnes suédoises ont jadis été érodées par les glaciers, raison pour laquelle elles ne sont pas très élevées. Des collines émoussées, comparées aux Alpes. Mais la glace semble avoir oublié de limer le Sarek. En regardant alentour, je me dis que ce pourrait être l’Himalaya. Des crêtes noires et découpées se dessinent sur le bleu intense du ciel. Loin en contrebas, le majestueux delta de Rapadalen miroite au soleil d’automne. Une gigantesque falaise monte seule la garde là où les bras du fleuve se ramifient, je sors la carte sur mon portable et constate que ce doit être le Tjahkkelij. Au-delà, des étendues de lacs et encore des montagnes, qui deviennent des collines, le paysage se calme un peu pour s’apaiser en forêts à l’infini.