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Critiques de Valentin Raspoutine (19)
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L'Adieu à l'île

Nouvelle rencontre avec cet écrivain sibérien disparu récemment, et nouvel émerveillement quant à la profondeur de ce qu'il exprime. Des choses simples, toutes simples, des choses vues, des choses vécues, le petit bout de la lorgnette mais qui, habilement mises en perspectives les unes avec les autres, confinent à la philosophie et au sens de la vie.



Ce qui nous occupe ici, c'est l'évacuation d'un tout petit village insulaire sibérien sur le fleuve Angara (issu du lac Baïkal) en vue de la construction prochaine d'un barrage hydroélectrique. On est ici très proche de l'autobiographie sociale puisque Valentin Raspoutine est lui-même né dans un village qui fut submergé par les eaux de rétention d'un tel barrage.



Il décrit avec une acuité, une justesse, une finesse, une précision admirables tout ce qui se joue pour les habitants. Il sait à merveille montrer les lignes de fractures qui existaient à cette époque (années 1970) entre le passage d'un monde rural traditionnel à un monde " moderne " industrialisé.



Il sait magnifiquement montrer la différence de perception entre les différentes générations à propos d'un même événement. Les jeunes qui le considèrent comme un progrès, les adultes entre deux âges comme un mal nécessaire et les personnes âgées comme une catastrophe. Et c'est plutôt sur ces dernières qu'il s'attarde dans L'Adieu À L'Île.



Il montre combien l'abandon de la maison dans laquelle on est né, où l'on a tout vécu et dans laquelle on a tous ses souvenirs, bons ou mauvais, est perçu comme un traumatisme. En lisant ce livre, je n'ai pu m'empêcher de penser à ces milliers de réfugiés, déracinés, déplantés et pour lesquels on ne sait pas si une quelconque greffe va prendre.



Mais ceci ne concerne pas les anciens : si c'est pour tout perdre, ma maison, mon quotidien, mes souvenirs, autant mourir maintenant, en même temps que ma maison. Ma vie c'est ici qu'elle est ; qu'est-ce que je vais reconstruire là-bas à quatre-vingts et quelques années ? Autant en finir tout de suite puisque c'est ma mort que vous voulez. Ainsi se résume, en substance, l'impression des anciens du village de Matéra, une île fluviale vouée à la disparition programmée sitôt passée la date buttoir.



Les vieux savent exactement et pertinemment ce qu'ils vont perdre. Ils sont les vrais baromètres de l'évolution sociétale. Ils ont connu les deux et ont fait leur choix. La vie d'avant était dure, c'est un fait, mais c'était la vie. Elle avait un caractère immuable et paisible. On ne courait pas, on reproduisait un mode de vie ancestral, basé sur l'humain, qui avait assuré la pérennité de la famille depuis des temps immémoriaux. Qu'en sera-t-il du nouveau mode de vie basé sur de la machine ?



Maintenant, on appuie sur des boutons, on court dans des magasins, on n'est plus à l'écoute de la nature. La vie semble plus facile, certes, mais est-ce encore la vie ? semblent se demander les petites vieilles, au premier rang desquelles on suit principalement le destin de Daria, une force de la nature qui puisait sa force de son substrat et qui, déracinée, n'en aura sans doute plus pour longtemps.



Bref, encore un roman profond est fort, loin de tous les clichés que l'on peut véhiculer sur la Russie de l'époque soviétique. Une vraie leçon de vie signée Valentin Raspoutine et tout à fait du niveau de de L'Argent Pour Maria qui m'avait déjà enthousiasmé. Mais bien entendu, ce n'est que mon avis, un tout petit avis susceptible de se faire submerger par les eaux, autant dire, pas grand-chose.
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Mauvais temps

Vous est-il déjà arrivé de vivre, lors d'une tempête, un tel moment de désarroi et d'angoisse au point de croire voir arriver l'Apocalypse, la punition finale divine ? Voilà là le thème développé par Valentin Raspoutine dans ce court récit de 2003, publié aux confidentielles éditions Alidades, collection « petite bibliothèque russe » qui propose des livres « artisanaux », fait maison, c'est-à-dire en format livrets simples, sans le renfort d'une couverture, bilingues, chaque double page proposant une page en russe et une page en français. @Glaneurdelivres est passé par là, j'ai pu dénicher parmi ses critiques non seulement ce livre mais aussi une mine précieuse de textes russes via la découverte de cette maison d'édition. Reçu très rapidement avec, en prime, en cadeau un marque-page sur lequel est inscrit en grosses lettres roses : « Perdez votre temps, lisez ! ». Résonance.



Ce texte est une petite fable et son année de rédaction, 2003, est importante à retenir pour mieux comprendre ce récit, comme l'explique l'intéressante postface du livre : C'est la fin des années Eltsine, la fin de l'URSS, la Russie a été secouée en tous sens, a perdu ses repères, sortant non sans mal de sept décennies de soviétisme. L'Occident à la fois fascine et fait peur à la population russe déboussolée, tiraillée entre repli sur soi et attrait pour la nouveauté. Même la nature qui est un repère stable et rassurant est malade avec ce que les hommes lui font subir et n'est plus le socle sur lequel pouvoir s'appuyer. Apparemment, le thème de la nature ravagée serait un thème récurrent chez Raspoutine.



La nature qui nous accueille au début du livre, alors que notre narrateur (s'agit-il de l'auteur ?) arrive dans un Sanatorium, installé confortablement dans une petite isba, est majestueuse. Les paysages grandioses du lac Baïkal où se déverse son unique émissaire, la rivière Angara (je vous invite à aller regarder quelques photos de cette rivière sibérienne, il se dégage de ces photos une beauté stupéfiante, empreinte de mystère), sont magnifiés, avec un gros soupçon de grandiloquence, par la plume de l'écrivain russe. Au point de faire penser à des images pieuses, voire des scènes d'un Paradis fantasmé.



« Plus le soleil s'enfonçait, plus le crépuscule s'assombrissait sur l'Angara, plus le ciel au-dessus du Baïkal se peuplait d'oiseaux de feu féériques, tandis qu'un invisible artiste, toujours plus inspiré, y apposait avec toujours plus d'audace ses touches de couleur. Longtemps encore je restai sur la saillie du rocher, plus proche, me semblait-il, des forces vives et mystérieuses du ciel. Longtemps encore les montagnes luisirent sans s'éteindre, l'ovale de la plus lointaine d'entre elles, au-delà d'un méandre de l'Angara, clignait comme une bougie qui coule ; les nuages au-dessus du Baïkal semblaient des aurores, de brusques clartés couraient sur la glace. Et toujours cette même douceur veloutée qui vous caressait le visage ; l'âme exultait ».



Puis la tempête de neige arrive brutalement nous plongeant dans la fureur et le bruit sous les assauts du « burlak », ce vent du nord qui souffle des jours durant, nous enveloppant dans une lumière opaque et laiteuse, parfois traversée de lueurs micacées. Puis dans le noir complet. La nature, l'isba tout est brutalisé et secoué, violenté, comme à dessein, jusqu'à la conscience de notre homme pris entre les pinces coupantes de l'angoisse. Alors, isolé dans cette maison qui va peut-être s'effondrer, ses pensées vagabondent cherchant une raison à cette fureur. L'inconséquence écologique des hommes, la géopolitique, l'oubli de Dieu conduisant au nihilisme, les loisirs faciles et vulgaires, nos désirs de pacotille, les peurs exacerbées des peuples…les pensées défilent, rapides et tournoyantes, tel le vent. Des coups de butoir qui se répondent en écho. Mauvais vent, mauvaise conscience, balancier rythmant la nuit infernale. Jusqu'à l'éclaircie salvatrice.



« Maussade, le ciel cotonneux et hérissé du matin s'éclaircit vers midi, s'emplit de bleu pâle ; le soleil, délavé, se réchauffa, forcit, forma comme un buisson ardent et resplendit de tous ses feux. Un cri sourd et victorieux emplit la terre, d'invisibles ruisselets la fécondèrent : elle les accueillit en femme, goulue, ardente, haletante. Deux heures plus tard, la neige cédait, l'eau tintait, et les oiseaux claironnaient leurs chants mélodieux. Sagement l'Apocalypse reculait ».



Une belle découverte m'incitant à aller glaner d'autres petits livres au sein des Éditions Alidades. Ce genre de petits livres qui invitent à de grands moments !



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Baïkal

Baïkal (Байкал) se présente sous forme d'un minuscule livre, plutôt une sorte de brochure bilingue français-russe d'une vingtaine de pages. Ceux, par exemple, qui ont pris plaisir à lire le livre de Sylvain Tesson, Dans Les Forêts De Sibérie, verront peut-être d'un bon œil le fait d'avoir un point de vu local.



En effet, Valentin Raspoutine est le régional de l'étape : né à Irkoutsk, ayant toujours plus ou moins habité dans les parages, viscéralement sibérien et n'ayant écrit quasiment que sur la Sibérie et ses habitants ; le monsieur sait de quoi il parle.



Et c'est une ode sensible ; c'est un témoignage émouvant ; c'est un appel à la préservation du lieu auquel nous convie l'auteur dans ces quelques pages. Pour celles et ceux qui n'auraient jamais entendu parler des mille splendeurs du lac Baïkal, une simple recherche d'images sur Google pourrait, éventuellement, vous en donner un petit aperçu.



Car effectivement, ce lieu vaut sûrement le détour : le plus grand lac du monde, par sa longueur (environ 650 km), par sa profondeur et par son volume. Ajoutons à cela qu'il est situé quasiment en montagne, en pleine zone ultracontinentale subarctique. Donc, faire la liste exhaustive de tous les records qu'il détient n'aurait pas beaucoup de sens, car, selon l'auteur, le principal record à mettre à son actif n'est pas directement quantifiable.



Il s'agit d'une beauté incomparable ; il s'agit d'un pouvoir apaisant et rédempteur sur les âmes humaines quelles qu'elles soient ; il s'agit d'un accès direct sur le centre de nos émotions. Mais plus que tout, c'est un réservoir de biodiversité unique en son genre. On y rencontre, par exemple des phoques alors qu'on est en eau douce et à plusieurs milliers de kilomètres à l'intérieur des terres (l'accès à la mer le plus proche doit être la mer du Japon située à facilement 1500 km de là).



Valentin Raspoutine, vers le soir de sa vie, émet certes un hommage à ce site naturel et hydrographique exceptionnel, mais surtout, un appel aux générations futures à le préserver le plus longtemps possible des ravages économiques et écologiques des hommes. Saurons-nous entendre cet appel plein de sagesse et de poésie ?
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De l'Argent pour Maria

J'ai pris un franc et généreux plaisir à lire ce livre. J'avais prévu d'en faire la critique mercredi mais je n'ai pas pu. Hier non plus. J'étais trop triste, trop effondrée pour écrire quoi que ce soit qui ait encore un lien avec la littérature et le plaisir qu'elle suscite.



Mais aujourd'hui il faut, il faut lever haut nos crayons, même virtuels, pour nous exprimer librement, et pour célébrer ceux qui osent, malgré la dictature ordinaire, dire des choses, des choses profondes, des choses universelles.



Valentin Raspoutine est un auteur russe qui a écrit la plus grande partie de ses romans en plein communisme dans une URSS pieds et poings liés, ligotée dans sa liberté d'expression. Dans ce pays alors, le simple fait d'écrire un roman était jugé suspect. Chaque ligne y était soigneusement lue et relue par les organes du parti avant publication et/ou incarcération de l'écrivain en question, si sa ligne de pensée ne convenait pas.



Ce n'est donc pas, fatalement, un écrit politique, une dénonciation frontale du système, mais c'est très sociologique, c'est une immersion dans cette société avec les contraintes qui la liait à cette époque. le résultat en est admirable.



Raspoutine, effectivement, vu de chez nous, cela n'a rien de très engageant, mais sachez qu'en Russie centrale, tout comme à la SNCF, un Raspoutine peut en cacher un autre.



Ici, Valentin Raspoutine nous transporte dans un kolkhoze, c'est-à-dire une coopérative agricole, c'est-à-dire aussi une sorte de village où personne ne travaille pour son propre compte et où tout tourne autour de la gestion d'État.



On nous y montre un couple sans histoire, constitué de Maria et de Kouzma, qui doivent avoir dans les 45-50 ans, et qui sont les parents de quatre enfants. Ayant quelques pépins de santé, Maria ne pouvant plus trop, provisoirement, travailler au kolkhoze, se voit proposer de tenir le magasin d'État. Ce n'est pas une place très enviée car elle peut attirer des ennuis et Maria, qui n'a que peu ou pas d'instruction, sent bien tous les problèmes qu'un tel poste pourrait lui attirer.



Au départ, c'est pour dépanner pendant deux ou trois mois puis, étant particulièrement appréciée des villageois, Maria est confirmée dans sa fonction de tenancière du magasin. Un an et demi plus tard, elle jouit d'une grande popularité au village mais est toujours aussi inquiète quant aux impératifs de gestion.



À sa demande, il y a donc un contrôleur qui passe vérifier ses comptes et… ô surprise !… il manque 1000 roubles à l'inventaire. Replaçons-nous dans le contexte de la fin des années 1960 (le livre a paru en 1967), 1000 roubles devaient représenter pour eux quelque chose comme 100 000 de nos euros actuels.



Stupeur dans le foyer car Maria et Kouzma n'ont jamais piqué dans la caisse et vivent chichement. Maria est effondrée et n'est qu'un personnage, finalement, très secondaire du roman. Tout va tourner autour de Kouzma qui interroge le contrôleur et demande comment cela est possible. Il veut bien comprendre qu'une négligence par ci, une négligence par là produisent un trou de 30 ou 40 roubles (3000 à 4000 €) mais 1000 roubles !?



Conciliant, le contrôleur leur dit qu'il doit encore effectuer plusieurs inspections plus à l'est et qu'il sera de retour dans cinq jours. À cette date, si les 1000 roubles sont de retour, il effacera tout de son registre. Vous comprenez donc je pense un peu mieux le titre du roman.



Kouzma va alors se lancer auprès des villageois dans une odyssée étonnante, dans une quête désespérée du moindre rouble qu'ils n'ont pas ou qu'ils ne veulent pas donner et c'est là que la magie du roman opère. C'est une galerie de portraits exceptionnelle, qui joue juste, pas dans le pathos, pas dans la critique, pas dans le jugement, pas dans l'angélisme, pas dans l'idéalisme. Raspoutine nous parle de l'humain vrai, avec ses bons et ses mauvais côtés.



Le petit vieux complaisant mais sans le sou, l'instituteur qui se la ramène un peu et qui aide mais que pourtant tout le monde critique, l'ami de longue date mais qui ne pourra pas grand chose et puis finalement si ou bien finalement non, la mégère du coin pleine aux as autant qu'elle est avare, les techniciens bien payés mais qui envoient leur femme dire que ce ne sera pas possible, etc., etc.



Ceux qui donnent ne sont pas toujours ceux qu'on croit. Ceux qui donnent ou qui ne donnent pas ne le font pas forcément pour les raisons qu'on croit. Avec cette trame, l'auteur a réussi à capter tout un système, toute une ambiance, toute une alchimie sociale, tout l'esprit de l'humain.



C'est du très grand art et j'en redemande. Mais souvenez-vous que ceci n'est que mon avis, c'est-à-dire très peu de chose, cependant, si le coeur vous en dit, donnez un peu d'argent pour Maria.
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L'honneur de Tamara Ivanovna

Valentin Raspoutine, grande figure de la littérature russe contemporaine, né en 1937 en Sibérie, vécut l’ére soviétique et son après. “L'honneur de Tamara Ivanovna” (2003) est son premier livre écrit après la chute du communisme. C'est l'histoire de la révolte d'une mère courageuse et d'un tempérament ombrageux face à l'offense subit par sa fille, violée par un foutriquet caucasien. Une révolte qui aura des conséquences tragiques pour toute une famille. L'histoire en elle-même n'a rien de particulier, sinon que Raspoutine nous brosse un formidable portrait de femme, en la personne de Tamara Ivanovna, dans le décor d'une Russie qui n'arrive pas à s'adapter aux délabrements des institutions soviétiques, au pillage générale, sans pourtant avoir la nostalgie de l'ère communiste. A ce point on revient au même croisement que les jeunes auteurs russes contemporains, qui eux, même n'ayant pas connu l'ère communiste, se posent la question ,”Qu'est-ce-qu'on veut ?”, essayant en désespoir de cause, de retenir ce qui leur convient d'un passé qu'ils n'ont pas connu.

Tamara est une fille issue de la campagne sibérienne, d'un village au bord de l'Angara, qui tôt bercée par le rêve du métier de télégraphiste, personnage rencontré dans un roman, va céder à l'appât de la ville. Ici, en l'occurrence, Irkoutsk. Elevée et éduquée égal à ses frères, par un père intelligent, habile et débrouillard, elle s'en sortira plutôt bien, là où beaucoup de jeunes femmes de son milieu (rural) se brûleront les ailes.

À part l'histoire disséquée qui nous occupe, l’intérêt du livre réside dans les passionnantes descriptions concises et minutieuses des multiples personnages, de leurs états d'âme, des circonstances où ils se trouvent, à tel point qu'on peut les sentir en chair et en os. C’est avec une grande tendresse et même un brin d'humour que Raspoutine traite un sujet pourtant douloureux, dans un milieu démuni, donc pas très gai. A travers ses personnages, c’est son propre désarroi qu’il exprime, ainsi que celui de toute une ou même deux générations face à l'état désastreux moral et matériel d'une société post-soviétique, où “aucune catharsis toute faite ne lui semble en vue “. Un roman fluide, riche, où rien n'est superflu. Un texte très fort, aux vérités cinglantes, dans une excellente traduction. C'était mon premier roman de Raspoutine, considéré comme son plus grand livre, inutile de vous dire que je vais dévorer le reste de son oeuvre.



“L'histoire de la Russie est un échec" Vladimir Weidlé ( La Russie absente et présente)

« Nous sommes restés nous-mêmes, mais nous avons perdu cette petite pièce. Où et quand nul ne le sait. Mais sans elle.....c'est soit la lâcheté, soit l'indifférence. Il y a ceux qui se sont cassés les reins et ceux qui s'en balancent. »
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L'Adieu à l'île

"D'être sans noyau c'est un progrès pour la prune, mais du point de vue de ceux qui la mangent.”

(Paul-Jean Toulet, "Les Trois Impostures")



"Pas loin de Nijni Novgorod se trouve le lac Svetloyar. En son milieu était autrefois une île, et sur cette île une merveilleuse ville nommée Kitej. Les hordes tatares qui ravageaient en ces temps la Russie ont approché le lac, mais le temps d'atteindre l'île, les eaux ont monté et Kitej a disparu sous leur surface. Epargnée de toute violence, elle s'y trouve préservée pour toujours. C'est un lieu magique. L'Atlantide russe..."

... voilà ce que nous racontait jadis en colo soviétique le sculptural Léonide B. Ses histoires étaient comme ses pectoraux - inoubliables, et tout cela m'est revenu en mémoire en lisant le court roman de Raspoutine. Car cette légende aurait très bien pu inspirer "L'adieu à l'île". Ou peut-être pas ; quoi qu'il en soit, les deux récits contiennent une considérable dose de magie.



Nous ne sommes pas au moyen-âge, mais au 20ème siècle. Non pas en Europe, mais en Sibérie, où on mesure le temps qui passe seulement au changement des saisons, et où la datation "années 60" reste toute relative. Le village de Matera se trouve sur une île quelque part au milieu de la rivière Angara. A cause de la construction du barrage de Bratsk, l'île sera bientôt submergée, et ses habitants doivent être relogés dans des appartements en ville.

C'est ici que commence le drame de Raspoutine.



Le livre aborde un tas de thématiques différentes, et il est difficile de choisir la plus importante. Est-ce l'écologie, et le sacrifice d'un beau milieu naturel pour le remplacer par un monstre hydroélectrique à l'occasion du 50ème jubilé de l'Octobre Rouge ? Le conflit des jeunes et des anciens ? Le changement des valeurs, de la façon d'exister ? Les "pour" et les "contre" qui accompagnent inévitablement ce qu'on appelle communément le "progrès" ?

Tandis que les gens du pays, babouchki et diedouchki, refusent de quitter l'endroit où ils sont nés et les immeubles en béton les terrorisent, pour la jeune génération la ville représente un nouveau départ. Raspoutine ajoute à ce conflit générationnel quelques questions sur le sens de la vie, sur l'amour de la patrie et du foyer, il n'a pas peur d'aborder les problèmes existentiels, il n'a peur de rien.



La principale héroïne raspoutinesque est souvent une mémé à moitié analphabète, qui ne regarde pas la télé et qui ne possède même pas une radio. Elle s'active du matin au soir dans le champ, s'occupe de sa famille et son seul souci est de subsister d'un jour à l'autre. Dans "L'Adieu à l'île", tout cela est incarné par Daria Pinigine. Tandis que son petit fils se réjouit de la fin des corvées dans le champ de patates, Daria blanchit soigneusement l'intérieur de sa maison.

Le jour de l'ouverture du barrage, elle reste chez elle avec ses amies de toujours ; personne ne pourrait les éloigner de leur île natale.

Ce même jour, son fils Pavel cherche en vain Matera et sa mère, tout a disparu...

On a envie de se rappeler la légende de Kitej, et croire que quelque part sous la surface, Daria va se réveiller, saluer les autres babouchki, et mettre le samovar en marche. Cachées du monde du progrès, elles resteront gardiennes de l'âme russe et du passé à jamais.



Raspoutine ne prend pas position contre le progrès, il comprend très bien que les insignifiants habitants d'un bled sibérien doivent faire place au bonheur de la nation assoiffée d'énergie électrique. Mais Daria Pinigine voit comment le progrès a changé l'homme. Que de serviteurs, les machines deviennent peu à peu nos maîtres. Le livre n'est pas un avertissement SF dans le style d'Orwell, Huxley ou Čapek, et il ne va pas vous révolter ; il propose seulement un peu de matière à réfléchir, et une belle dose de mélancolie.

4/5, car j'ai une légère préférence pour "Vis et n'oublie pas", mais j'aime bien les histoires de Raspoutine et l'idée que lui aussi, selon la légende de Svetloyar, continue à écrire quelque part dans un pays de l'autre côté du miroir.

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Vis et n'oublie pas

"Si le juge était juste, peut-être le criminel ne serait pas coupable."

(F. Dostoïevski, "Les frères Karamazov")



Si vous avez déjà lu quelque chose de Raspoutine (à ne pas confondre avec son légendaire homonyme !), vous serez peut-être surpris par "Vis et n'oublie pas" (ou plutôt "Vis et souviens-toi", en VO). On quitte le domaine de prédilection de l'auteur - les petites gens face à la modernisation de la campagne russe - pour revivre les derniers mois de la Seconde guerre mondiale.

A sa sortie en 1974, le livre a choqué la critique russe comme aucun autre. Raspoutine a osé voir la guerre avec les yeux d'un sale traître, un gars qui a perdu patience et toutes ses illusions sur la gloire militaire vers la fin de 1944, et a honteusement déserté. Nous sommes alors bien loin du point de vue d'un héros traditionnel (dont l'image a déjà été quelque peu ternie par le prisonnier A. Sokolov de Mikhail Cholokhov), et le déserteur Andreï Gousskov achève la destruction de l'image glorieuse du héros de guerre, pour qui on construisait en grande pompe des monuments en béton.



Blessé, et après un long séjour à l'hôpital, Andreï estime avoir déjà suffisamment fait pour la patrie; c'est désormais au tour des autres. Bien sûr, ses supérieurs se fichent complètement de ses opinions, et le renvoient prestement au front. C'est à ce moment là qu'il décide que ce n'est pas lui qui va gagner cette guerre, et qu'il est plus que temps de rentrer à la maison, où l'attend Nastiona et ses parents Mikhéïtch et Sémionovna. Tant pis si on ne veut pas le laisser partir, il s'en ira tout de même !

Plus de six mois, il se cache dans les forêts autour d'Atamanovka, son village sibérien, et personne ne se doute de rien. Excepté Nastiona, qui s'en occupe et qui vole pour lui de la nourriture. Avec Nastiona, Raspoutine a créé une héroïne à l'image de la tragédie de la femme russe. Elle sait aimer comme nulle autre, et souffrir de la même façon.

Sa souffrance se transforme en désespoir quand elle tombe enceinte... de son propre mari. Quoi qu'elle dise au village, chaque mot pourrait signifier une erreur, déshonneur, et un grand danger pour l'un ou pour l'autre.

Entre-temps, la guerre est finie, les hommes reviennent, et Nastiona sait qu'Andreï ne sera pas parmi eux. Quand sa grossesse devient visible et qu'au village commencent à courir des rumeurs que son mari est un déserteur, il ne lui reste qu'une seule solution...



"Vis et n'oublie pas" est un mémento que Raspoutine veut nous léguer. Il veut qu'on se souvienne des gens comme Andreï et Nastiona, que leur mémoire reste pour rappeler les horreurs de toutes les guerres, de la souffrance des soldats, et de la même souffrance, forte et profonde, de leurs femmes.

L'auteur ne juge pas le "crime" d'Andreï, il parle d'un souhait légitime de quitter l'enfer pour continuer à vivre avec ses proches. Seulement vivre.



Un livre inhabituel pour l'auteur, intemporel, et étrangement beau malgré l'horreur qu'il raconte. 5 étoiles.
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Baïkal

Valentin Raspoutine, est un écrivain sibérien, déjà connu par les traductions de ses romans et de ses nouvelles.



« Baïkal » est un petit texte qui nous montre combien l’auteur est attaché à la beauté et à la pureté de ce

« lac-mer » d’eau douce, de cette « mer » sacrée, de cette énorme réserve d'eau qui est un "individu" à part entière dans l'imaginaire des Sibériens.



Le mot “Baïkal” provient de la langue turque, signifiant à l’origine “un lac riche”.

Une richesse incontestée, en effet, car avec un abîme de

1 640 m, le Baïkal est le lac le plus profond et le plus grand de la planète, et l’un des plus purs avec son eau cristalline incroyablement riche en oxygène.

Et le Baïkal est aussi le lac le plus ancien au monde.



Valentin Raspoutine, dans son texte, insiste sur le fait qu’il faut à tout prix sauvegarder cette faune et cette flore uniques de ce lac où vivent plus de 2 600 espèces animales et plus d’un millier de plantes, dont 85% n’existent que là !



Un « esprit » habite ce lieu unique, c’est ce que Valentin Raspoutine nous invite à comprendre dans sa prose toute poétique.

« Le Baïkal purifie, inspire et redonne vigueur à l’âme et à la pensée… ! On ne saurait quantifier ni définir cet effet,

on ne peut que le sentir.

Pour nous, il suffit qu’il soit en nous. »



Souhaitons comme l’auteur que les générations futures auront à coeur de préserver cette nature pour qu’elle reste intacte et authentique !



Au retour d’une promenade, Léon Tolstoï notait ceci :

« Est-il possible qu’au sein de cette nature enchanteresse persistent en l’homme des sentiments tels que la méchanceté, la vengeance, ou la fureur meurtrière ?

Tout ce qui n’est pas bon dans le cœur de l’homme devrait sans doute disparaître au contact de la nature, expression directe de la beauté et du bien. »

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Vis et n'oublie pas

‘Vis et n'oublie pas' est un roman publié en 1974 par Valentin Raspoutine et primé en 1977 par un prix littéraire russe. Il a également été adapté au théâtre (1979), à l'opéra (1987) et au cinéma (2008).



L'histoire se passe dans un village Sibérien. Nastiona y vit avec ses beaux-parents pendant que son mari est parti se battre sur le Front russe (1941-1945).



Blessé à plusieurs reprises, André attend avec impatience une permission ou une démobilisation. Déçu d'être renvoyé au front, il va vouloir passer chez lui avant d'y retourner mais bien vite il va se rendre compte qu'il a franchi la ligne : il est un déserteur. Il ne peut plus aller nulle part.



« Il y avait des milliers, voire des dizaines de milliers de déserteurs en Union soviétique pendant la guerre, et ceux qui se sont assis à l'abri du premier au dernier jour de la guerre, que notre histoire a réussi à taire, ne connaissaient que le code pénal et l'amnistie du 7 juillet 1945. Mais dans la joyeuse littérature soviétique, il était impensable de prononcer ne serait-ce qu'un demi-mot de compréhension, et plus encore de sympathie pour le déserteur. Raspoutine - a franchi cette interdiction. » (A. Soljenitsyne)



En secret son épouse va l'aider à survivre et ce sera l'occasion pour eux de faire le point sur leur vie. Nastiona va prendre de plus en plus de risques.



Nastiona est un personnage que j'ai beaucoup aimé, elle ne compte pas moins qu'André. Raspoutine a façonné un personnage fort avec ses peurs, ses espoirs, ses tourments. Son histoire est tragique.



L'écriture de l'auteur est magnifique, je vous laisse sur cette citation qui m'a marquée :



« Qu'il est bon, qu'il est facile de vivre les jours heureux, qu'il est amer, qu'il est écoeurant de vivre en temps de malheur ! Pourquoi l'homme n'a-t-il pas la capacité de faire des réserves aux bons moments pour adoucir les mauvais jours ? Pourquoi y a-t-il toujours un abîme entre les uns et les autres ? L'homme, où était-il quand on décidait de son destin? Pourquoi l'a-t-il accepté ? Pourquoi s'est-il laissé rogner les ailes, sans réfléchir, au moment où il en avait le plus besoin, au moment où il fallait fuir le malheur à tire d'ailes et non en rampant ? »











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Natascha

L’original de ce recueil de quatre nouvelles a été publié en 1982 à Moscou sous le titre « Wek shiwi, wek ljubi ». Il comprend « Vis et aime », « Que dois-je dire à la corneille? », « Natacha » et « La vieille » (ma traduction, faute d’en trouver une autre). A part Natacha, qui a donné son nom à la version ouest-allemande (la version est-allemande s’appelait « vis et aime »), ces nouvelles nous parlent de la vie au bord du lac Baïkal au cours de l’ère soviétique. Comme le disait l’auteur qui est né et a grandi là-bas : sa « jeunesse était dure mais heureuse ». Qui aime la taïga, la cueillette des baies, la pêche et autres plaisirs simples, voire rustiques, sera comblé. L’écriture est poétique, mais le style un peu lourd. A moins qu’il ne s’agisse de la traduction, d’origine est-allemande pour les deux éditions dans cette langue. Natacha est une histoire un peu à part, quelque part entre Oreiller d’herbes de Soseki et Lac aux dames de Vicki Baum… Qui est donc cette Natacha? Se demande le narrateur hospitalisé à la vue de cette infirmière qui semble le connaître. Je n’ai pas trouvé trace d’une traduction en français. Peut-être une idée à suivre?
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Mauvais temps

« Le vent en furie martyrisait les arbres, glapissait avec des cris d’orfraie qui vous forçaient à tendre l’oreille, glaçants, terrifiants. (…) Non sans peine, je repoussai la porte d’entrée de mon isba. »



Après avoir lu et apprécié « Baïkal », le poème en prose de Valentin Raspoutine, je m’attendais encore à retrouver, avec « Mauvais temps », une forme d’ode à la nature sauvage de la part de l’auteur.

Mais dans ce récit, il n’y a pas qu’exaltation devant les paysages grandioses du Baïkal et des déchaînements des événements climatiques…

Ici, la nature est malade et ravagée, autant que peuvent l’être les consciences humaines !



Ce texte a été écrit en 2003, dans une période de grande instabilité, avec des pertes de repères, suite à la dissolution de l'Union soviétique. Il y avait soudain une ouverture et une certaine fascination envers l’Occident, mais en même temps une crainte et un repli sur soi devant tant de nouveautés et d’inconnu. Et la population se retrouvait déboussolée.

Cette ambiance d’incertitude et de trouble a dû marquer Valentin Raspoutine et cela se ressent dans ce récit assez déroutant.



Le mode de vie très humain, en voie de disparition, sur les berges et autour du Baïkal, s’oppose aux effets d’une modernité par trop désaxée qui paraît irréversible. Le déferlement de la tempête et son indomptable furie brutalisent les hommes et secouent les choses. Même l’isba semble trépigner sur place…



Le narrateur est au début du récit, émerveillé et élogieux, puis il finit par perdre son sang-froid, il se met à pester en cherchant les causes de cette effrayante tempête dans les travers de l’époque, comme un coup de sang délirant qui résonne à l’agression du vent.

Tout y passe dans une suite désordonnée : le cinéma, le théâtre, l’« art libre », l’oubli de Dieu, la pornographie, le journalisme…



« Dans l’inquiétude qui m’enveloppait comme d’un nuage de suie, on pouvait même, à tout prendre, déceler quelque signe de pusillanimité, si… Si à cette inquiétude ne se mêlait une part de tristesse et si cette part de tristesse n’annonçait pas la venue proche d’épreuves telles « qu’on ne saurait où se mettre » et pour lesquelles il nous faudrait mobiliser nos dernières forces et toute notre patience.

Ou bien sommes-nous abrutis, paniqués, terrorisés par les seaux de nouvelles glaçantes qui se déversent quotidiennement sur nos têtes au premier « bonjour » ?! »



L’Apocalypse a-t-elle reculé sur terre, dans les airs et dans les têtes ?

« Mauvais temps » est un petit récit d’une soixantaine de pages, assez inclassable, qui mène à de grandes réflexions !

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Baïkal

Baikal, c'est ce lac-mer de la Sibérie côté montagne vers la Mongolie, très évocateur que l'on retrouve lié à l'histoire, aux guerres, à la géographie, la Russie de manière consubstantielle. Valentin Raspoutine grand amoureux de la nature, fervent écologiste n'a pas manqué dans sa quête d'absolu d'en faire un saisissant portrait. Il y dit des choses dans la contemplation du lieu magique qui vont l'élever à son tour par le talent presque mystique de ses observations. Seul face au monde, l'exaltation est à son comble !..



« Un des premiers russes à proclamer son admiration pour. le Baikal fut l'archiprêtre Avvakoum. Il revenait d'exil chez les Daours et pendant l'été 1662 il dut traverser le « lac-mer » d'est en ouest. À cette occasion, il écrivit ceci … »



D'entrée Valentin Raspoutine donne une dimension mystique à son récit, chose à laquelle le régime communiste dans lequel il baignait ne lui donnait qu'un goût parcimonieux quand ce n'était pas le châtiment pour trop y croire. le Baikal dans son immensité imprenable et bienveillante fut son refuge..



Vladimir Raspoutine est un vrai écologiste dans l'âme, soucieux de la préservation de la nature, rien à voir avec nos politiques haineux. Il va faire de sa vie, de sa prose un combat pour la défense de cette espèce menacée qui n'est autre que celle qui nous fait vivre, la nature.



C'est à une cure de jouvence que Vladimir Raspoutine nous convie en voisin du Baikal à nous en faire voir une partie de sa richesse comme le suc de la terre. C'est un contemplatif notre ami, comment interpréter autrement ce passage quand il dit ceci de ce lac-mer : « Toujours différent, jamais semblable à lui-même, changeant à tout moment de couleurs et de nuances, de climat, de mouvements et d'esprit » ; nulle crainte qu'il ne se l'approprie comme une belle femme qui en arrangeant un peu sa mise paraît sous une beauté toujours renouvelée , singulière chaque jour.



Baikal configuré sur la carte à jamais comme une cicatrice sur le flanc sibérien de la Russie vaste territoire terrien, arrosé de ses fleuves monstrueux qui viennent en perturber le cours tranquille de ses eaux transparentes été comme hiver, hiver gelé par une grosse loupe de glace qui rapproche les fonds abyssaux de notre regard curieux.



Vladimir Raspoutine nous remonte cet extrait de Tolstoi - qui n'était pas spécialement un contemplatif, - à propos de la nature : «  Est-il possible qu'au sein de cette nature enchanteresque persistent en l'homme des sentiments tels que la méchanceté, la vengeance ou la fureur meurtrière ? Tout ce qui n'est pas bon dans le coeur de l'homme devrait sans doute disparaître au contact de la nature, expression directe de la beauté et du bien »
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Vassili et Vassilissa

Après avoir aimé la prose poétique de Valentin Raspoutine avec ma lecture de « Baïkal », j’ai voulu découvrir ce récit de lui, datant de 1966, attiré que j’étais par la belle résonnance de ces prénoms, « Vassili et Vassilissa ».



C’est à pas feutrés que j’ai pénétré dans cette histoire intime, et en même temps dans l’isba où Vassilissa vit à part de son mari depuis une trentaine d’années déjà, Vassili, habitant, lui, dans une simple remise à quelques pas, aux abords de la taïga, taïga qui le nourrit et l’habille, et dont il a une excellente connaissance de la flore et de la faune.



« Quand Vassili entre dans l’isba, Vassilissa ne se retourne pas. Il s’assoit à l’autre bout de la table et attend. Sans un mot, Vassilissa lui verse une tasse de thé qu’elle pose au milieu de la table. Il tire la tasse à lui et boit une première gorgée, brûlante, qui lui noue la gorge. Il boit son thé et repose la tasse au milieu de la table. Ils se taisent. Les mots ne sont pas nécessaires. »



Une sorte de rituel s’est installé entre eux, avec le temps, avec une certaine immuabilité aussi.

On ressent un malaise. Ce couple a comme une pesanteur dans l’âme, qu’il ne faut pas remuer sous peine de se faire encore plus mal…

Quelque chose de désagréable qui remonte au passé semble les avoir à jamais enfermés dans le silence, un troublant silence… Cette pesanteur dans leur âme est comme enkystée, à jamais.



On se tait, par pudeur, ou par honte, ou parce qu’on ne sait pas vraiment dire ?

Pourquoi Vassili ne vit-il pas dans l’isba avec Vassilissa ?

On l’apprendra dans le récit… On apprendra comment ils s’étaient rencontrés, et quel a été leur parcours de vie et leurs tourments.



Pourquoi avoir gardé en soi tout un mélange de culpabilité, d’insatisfaction, d’angoisse ?

A l’approche de la mort, Vassili avoue en murmurant :

« On n’a pas su vivre comme il fallait, par ma faute. »



J’ai trouvé que les portraits que dresse Raspoutine de ses personnages sont plein d’une belle gravité et sont assez sobres en même temps. Il sait décrire en quelques traits le caractère de Vassili et de Vassilissa, leurs façons de vivre, de se comporter, de se mouvoir, … leurs sentiments profonds.



Une nouvelle fois, j’ai pleinement aimé la plume de Valentin Raspoutine. J’ai été très sensible à la manière dont il introspecte en profondeur les sentiments de ce vieil homme et de cette vieille femme, avec beaucoup de subtilité.

En ressort un très beau récit, d’à peine 27 pages, dont je recommande vivement la lecture, et auquel j’accorde sans aucune hésitation le maximum d’étoiles : 5/5 !

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L'Adieu à l'île

L'Adieu à l'île (1976)

Valentin Raspoutine (1937-2015)



J'éprouve une tendresse particulière pour ce livre, c'est un hymne à la nature, un cri profond, déchirant comme l'arbre dans la vallée poussant son dernier cri avant de rompre sous les mâchoires de la machine qui vient l'ensevelir, car Valentin Raspoutine a vu de son vivant la délocalisation de son village natal à la suite de la construction d'un barrage. Sa conscience s'éveille quand il voit deux mondes, un ancien respectueux de la tradition, le nouveau qui passe les cimetières au bulldozer..



Il me semble qu'on ne devrait jamais délocaliser un village dès lors qu'il y a un cimetière, car c'est sacré, c'est le repos éternel, on n'a pas le droit de toucher à ça. Même les visages pâles contournaient les cimetières indiens..



A la sortie du village sibérien, à l'est vers Irkoutsk, où est né Valentin, qui a été englouti dans les années 60 du temps de l'ère soviétique, c'était la taïga, il ramassait des champignons, cueillait des baies ; il y avait cette large rivière Angara où étant jeune, il se dépêchait d'aller pêcher avec sa canne à pêche dès qu'il le pouvait..



Il est né juste avant la guerre, aussi Staline n'a pas eu le temps de lui trouver quelque chose en responsabilité pour reprendre le mot de notre cher Castex. Mais notre ami Valentin n'était pas un belliqueux, c'était un brave homme qui avait juste le tort sans doute d'aimer son pays où il vécut pratiquement toute sa vie. Comme il était doué pour l'écriture et pour les études, déjà il fut sélectionné pour aller étudier dans une bonne école à 50 kms de là. Plus tard donc, il se fit repéré et devint écrivain soviétique, et au sortir de l'ère bolchevique, fait notable, il se fit baptiser par un prêtre orthodoxe ..



Néanmoins dans ses écrits, nouvelles, romans, sa plume est acérée et allègre, son seul moyen de combattre, de crier sa révolte. Valentin raconte donc dans l'Adieu à l'île comment il s'est senti à la fois réfractaire et impuissant face à ces bureaucrates de la ville qui décidèrent d'engloutir son village pour construire un barrage hydro-électrique.



J'ai lu quelque part quand il fut question d'hommage à cet écrivain disparu, qu'il était injuste de ne voir à travers les écrivains russes contemporains que des écrivains de l'extérieur et non des écrivains de l'intérieur, et que donc il y avait Valentin Raspoutine. Franchement, je ne sais pas s'il fallait juger Valentin comme un écrivain soviétique pour boire de l'eau soviétique, ou comme tout simplement un écrivain de talent qui dépassait largement ces limites partisanes ..



Valentin Raspoutine ne laisse rien dans sa vie qui nous permit de penser à autre chose que de bons penchants, et quand l'artiste s'y mêle c'est à considérer avec une hauteur indépassable

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L'Adieu à l'île

Que restera-t-il de la mémoire de ses habitants lorsqu’une île disparaît sous l’eau d’un barrage ?

Que deviendront les sépultures des ancêtres ? Et comment vivre ailleurs alors qu’on a toujours vécu ici ?

Ce roman écrit dans les années 60 se déroule en Russie ou l’île de Matéra va être engloutit. C’est la fin. Tout le monde ou presque a déserté avant que le village soit brûlé, rasé, rayé de la carte. Il ne reste que les petites vieilles qui font le point sur la vie, le temps qui passe et la mémoire. Un monde qui vit son crépuscule alors que d’autres, plus jeunes, aspirent au soleil de midi.

C’est un très beau roman. Un roman introspectif qui donne à réfléchir sur le sens que l’on apporte à sa vie. La littérature russe m’a toujours impressionnée par son réalisme et la poésie qui s’en dégage.

L’adieu à l’île est un livre miroir ou chaque lecteur s’y contemple.
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De l'Argent pour Maria

L'un des meilleurs représentants de la littérature rurale des années 1970.....
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L'Incendie

[  ] Impossible de mettre davantage que 5 étoiles ! 💫💫💫💫💫💫

Ce roman est une perle qui ouvre l'esprit.

Il est en résonance avec le magnifique "Adieu à l'île" (le village où se situe la narration de l'incendie est celui où ont été "déportés" les habitants sacrifiés de l'île, inondée pour le "progrès").

En quelque sorte, Yvan est le fils spirituel de Daria.

Un réel bijou.

Heureusement qu'existent les médiathèques pour les livres oubliés.
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L'Adieu à l'île

Le village de Matéra en Sibérie doit disparaître. Un barrage va le faire sombrer sous les flots. 



Une situation pas si dramatique que ça pour certains, après tout les habitants seront relogés dans de nouveaux logements. 



Mais pour les plus anciens, impossible de laisser la terre et les isbas qui les ont vus naître, les champs et les potagers travaillés.



Ce roman est le premier d'une nouvelle collection lancée par les éditions Macha et consacré aux plumes iconiques de la période soviétique.



Ce premier roman est une vraie réussite.



L'histoire de ces petites vieilles qui doivent dire au revoir à leur village et leur mode de vie, est poignante. 



Car ce n'est pas tant une interrogation sur la fin d'un village que sur la vie, le sens de celle-ci lorsqu'on est vieux, que l'on se sent inutile. 



Le rythme du récit est lent, sans rebondissement tonitruant mais il s'en dégage une sensation de mélancolie face au temps qui passe, sans répit. 



Ce récit rend hommage à la nature sibérienne, victime de la marche vers le progrès, sujet encore tellement actuel.



Une façon d'honorer aussi une vie marquée par les saisons et la nature, en opposition avec la vitesse, la hâte imposées par la vie citadine.



Ce roman, à la lenteur calculée, qui se savoure page après page, est une très belle découverte et je ne peux qu'attendre avec impatience les autres publications de cette collection prometteuse. 
Lien : https://allylit.wordpress.co..
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L'Adieu à l'île

Валентин Григорьевич Распутин. Macha Publishing, maison d’édition qui se consacre à la littérature russe, et qui publie entre autres noms Dina Rubina, vient de lancer une collection intitulée Le siècle rouge de la littérature rouge. Cette nouvelle gamme contiendra comme son nom le laisse deviner des auteurs soviétiques entre 1921 et 1991. Premier auteur qui inaugure cette collection, Valentin Raspoutine, auteur qui a grandi et vécu une grande partie de sa vie dans l’est de sa Sibérie natale, dans la région d’Irkoutsk, est mort il y a peu, en 2015. Si on l’en croit le Wikipédia russe, il est l’un des représentants de ce qu’on appelle la « prose villageoise ». Il est l’auteur de nombreux romans tels que Vis et n’oublie pas, traduit pour la première fois en 1974, et Matouchka, traduit en 1977.



Lorsque j’ai lu la biographie de Valentin Raspoutine, je me suis rendue compte à quel point ce roman, paru le 27 avril dernier, entrait en résonance avec celle-ci : le village dans lequel il est né, Atalanka, a également subi les inondations du réservoir de Bratsk en 1960, mais à la différence de l’île du roman, celui-ci a été relocalisé ! Il y a tout de même bien qu’en URSS qu’on délocalisait, relocalisait, les villages à convenance ! En revanche, ensevelir un village sous l’eau d’un barrage est une chose qui me semble davantage commune – au détour d’une recherche, j’ai découvert que 44 vallées ont été englouties sous les eaux du lac en France au XXe siècle – même si cela reste tout de même un phénomène étonnement irréel d’exproprier des gens et rayer un village de la surface des plaines sibériennes, comme s’il n’avait jamais existé.



C’est là le point central, le système nerveux du roman : comment accepter que « son » village, son île, disparaisse définitivement ? Il y a d’un côté ceux qui ont toujours vécu là, les piliers du village, les anciens, qui pensaient disparaître avant que les murs de leur isba s’écroulent. Il y a les générations suivantes, qui ont fini par quitter l’île pour trouver du travail et faire leur vie ailleurs. Et il y a ceux qui se trouvent au mauvais endroit, au mauvais moment : ceux qui viennent démanteler peu à peu le village jusqu’à la mort ultime.



Le style de Valentin Raspoutine est tellement simple, limpide, mais élégant qu’on tourne les pages sans s’en rendre compte. Il y a cet amour du territoire qui transparaît, cet attachement insoluble qu’ont les trois vieilles femmes sur lesquelles s’ouvre le récit, qui sont l’identité du village, qui portent sa mémoire. Si l’île avait eu une âme, ce sont elles qui l’auraient incarnée. Chacune d’entre elle vit mal leur exil imposé en ville, c’est une séparation à leurs terres natales qu’elles n’acceptent qu’à contrecœur. C’est un renoncement à la vie. Deux visions de vie s’opposent donc : celle traditionaliste de ces femmes à qui on enlève la seule chose qui leur restait, une fin de vie paisible dans leur maison, dans leur paysage, à côté des leurs, leurs voisins et surtout leurs parents enterrés à proximité. De l’autre, il y a les enfants, époux/ses des enfants, petits-enfants, qui sont partis et se sont adaptés à la vie citadine, une vie ou l’on ne passe plus sa vie à un seul endroit. Daria l’une des trois aïeules et Pavel son fils incarnent ces visions opposées, et ce sont des conversations qui les mènent finalement à débattre sur la nature et la place de l’homme.



Ce récit est pourvu d’un charme simple, mélancolique, nostalgique, mais enivrant : de l’expérience de ces derniers mois et jours des habitants de Matera, leur dernière fenaison, les dernières récoltes, est touchant tout comme ces trois veilles dames qui voient leur monde disparaître totalement sous les besoins essentiels que la modernité exige. C’est une modernité blasphématoire qui apparaît, une Russie actuelle, terriblement coupée de son passé et ses racines, même le plus sacré n’est plus respecté, l’une des scènes terribles de ce roman réside dans le passage ou les habitants comprennent que leur cimeterre et les tombes des leurs vont être submergés. Les morts sont profanés, la modernité touche au sacré, l’irrespect et l’oubli des siens : submerger un village, c’est après tout tirer un trait sur un pan de son histoire. D’autant que les maisons sont brûlées, dernière étape de cette profanation, avant l’inondation, comme pour réinventer une autre Russie, grande, forte citadine, unie, démontrer une volonté farouche de rayer de la mémoire ces petits villages qui n’ont d’intérêt que pour eux-mêmes.



Le roman a été mis en scène par différentes compagnies théâtrales de Moscou et d’Irkoutsk, il a également été adapté au cinéma. À défaut de pouvoir assister à l’une des représentations, c’est un auteur dont j’aimerais approfondir davantage ma découverte de l’œuvre – si tant est que d’autres titres soient disponibles en français ou en seconde main dans d’anciennes éditions qui sont épuisées. Je suis également très impatiente de découvrir les autres titres que Macha Publishing nous réserve, car ce premier titre tient toutes ses promesses d’autant que la mise en page est particulièrement soignée et agréable notamment grâce à cette couverture élégante et texturée.
Lien : https://tempsdelectureblog.w..
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