Vous est-il déjà arrivé de vivre, lors d'une tempête, un tel moment de désarroi et d'angoisse au point de croire voir arriver l'Apocalypse, la punition finale divine ? Voilà là le thème développé par
Valentin Raspoutine dans ce court récit de 2003, publié aux confidentielles éditions Alidades, collection « petite bibliothèque russe » qui propose des livres « artisanaux », fait maison, c'est-à-dire en format livrets simples, sans le renfort d'une couverture, bilingues, chaque double page proposant une page en russe et une page en français. @Glaneurdelivres est passé par là, j'ai pu dénicher parmi ses critiques non seulement ce livre mais aussi une mine précieuse de textes russes via la découverte de cette maison d'édition. Reçu très rapidement avec, en prime, en cadeau un marque-page sur lequel est inscrit en grosses lettres roses : « Perdez votre temps, lisez ! ». Résonance.
Ce texte est une petite fable et son année de rédaction, 2003, est importante à retenir pour mieux comprendre ce récit, comme l'explique l'intéressante postface du livre : C'est la fin des années Eltsine, la fin de l'URSS, la Russie a été secouée en tous sens, a perdu ses repères, sortant non sans mal de sept décennies de soviétisme. L'Occident à la fois fascine et fait peur à la population russe déboussolée, tiraillée entre repli sur soi et attrait pour la nouveauté. Même la nature qui est un repère stable et rassurant est malade avec ce que les hommes lui font subir et n'est plus le socle sur lequel pouvoir s'appuyer. Apparemment, le thème de la nature ravagée serait un thème récurrent chez Raspoutine.
La nature qui nous accueille au début du livre, alors que notre narrateur (s'agit-il de l'auteur ?) arrive dans un Sanatorium, installé confortablement dans une petite isba, est majestueuse. Les paysages grandioses du lac
Baïkal où se déverse son unique émissaire, la rivière Angara (je vous invite à aller regarder quelques photos de cette rivière sibérienne, il se dégage de ces photos une beauté stupéfiante, empreinte de mystère), sont magnifiés, avec un gros soupçon de grandiloquence, par la plume de l'écrivain russe. Au point de faire penser à des images pieuses, voire des scènes d'un Paradis fantasmé.
« Plus le soleil s'enfonçait, plus le crépuscule s'assombrissait sur l'Angara, plus le ciel au-dessus du
Baïkal se peuplait d'oiseaux de feu féériques, tandis qu'un invisible artiste, toujours plus inspiré, y apposait avec toujours plus d'audace ses touches de couleur. Longtemps encore je restai sur la saillie du rocher, plus proche, me semblait-il, des forces vives et mystérieuses du ciel. Longtemps encore les montagnes luisirent sans s'éteindre, l'ovale de la plus lointaine d'entre elles, au-delà d'un méandre de l'Angara, clignait comme une bougie qui coule ; les nuages au-dessus du
Baïkal semblaient des aurores, de brusques clartés couraient sur la glace. Et toujours cette même douceur veloutée qui vous caressait le visage ; l'âme exultait ».
Puis la tempête de neige arrive brutalement nous plongeant dans la fureur et le bruit sous les assauts du « burlak », ce vent du nord qui souffle des jours durant, nous enveloppant dans une lumière opaque et laiteuse, parfois traversée de lueurs micacées. Puis dans le noir complet. La nature, l'isba tout est brutalisé et secoué, violenté, comme à dessein, jusqu'à la conscience de notre homme pris entre les pinces coupantes de l'angoisse. Alors, isolé dans cette maison qui va peut-être s'effondrer, ses pensées vagabondent cherchant une raison à cette fureur. L'inconséquence écologique des hommes, la géopolitique, l'oubli de Dieu conduisant au nihilisme, les loisirs faciles et vulgaires, nos désirs de pacotille, les peurs exacerbées des peuples…les pensées défilent, rapides et tournoyantes, tel le vent. Des coups de butoir qui se répondent en écho. Mauvais vent, mauvaise conscience, balancier rythmant la nuit infernale. Jusqu'à l'éclaircie salvatrice.
« Maussade, le ciel cotonneux et hérissé du matin s'éclaircit vers midi, s'emplit de bleu pâle ; le soleil, délavé, se réchauffa, forcit, forma comme un buisson ardent et resplendit de tous ses feux. Un cri sourd et victorieux emplit la terre, d'invisibles ruisselets la fécondèrent : elle les accueillit en femme, goulue, ardente, haletante. Deux heures plus tard, la neige cédait, l'eau tintait, et les oiseaux claironnaient leurs chants mélodieux. Sagement l'Apocalypse reculait ».
Une belle découverte m'incitant à aller glaner d'autres petits livres au sein des Éditions Alidades. Ce genre de petits livres qui invitent à de grands moments !