Lucette Destouches, épouse Céline.
Jeudi 13 février (2013)
Cent un ans.Six mois et vingt jours.
C'est comme si elle avait trop de souvenirs, que ça allait déborder. Cent ans c'est vraiment trop vieux.Ça n'existe pas.Elle repense à Céline." Il imaginait des scénarios et ça l'excitait alors il se mettait à écrire pour relâcher la pression.C'était ça sa technique, fantasmer jusqu'au bout et comme se retenir de jouir puis tout jeter sur le papier. Il m'utilisait alors, je faisais partie de son imaginaire, au même titre que les autres personnages qu'il transportait en les déformant, comme Gen Paul ou Le Vigan qui lui en avaient tellement voulu.Je devais rester près de lui, lui parler, lui raconter ma vie, la mort de mes chiens ou évoquer d'autres choses qui m'avaient bouleversée. Après il s'en servait pour écrire et plus que ce que je lui avais dit, ce qui lui importait c'était l'état émotif où m'avaient plongée ces évocations. J'étais comme un patient pendant une opération chirurgicale, sans anesthésie, le ventre ouvert, les boyaux à l'air et il se servait. (...)"
( p.112)
Jeudi 1er mai ( 2013)
Cent un ans.Neuf mois et deux jours
(...) Elle se souvient aussi combien dans sa vie passée elle avait eu faim et froid.A partir des 50 ans de Céline quand en juin 1944 ils étaient partis et jusqu'à leur retour en France en juillet 1951.(...)
Toujours dans le froid et la faim, jusqu'à l'arrivée à Copenhague le 27 mars (*1945) où Louis avait appris la mort de sa mère survenue le 6 mars et l'assassinat de Robert Denoël le 3 décembre. Puis l'arrestation avec Lucette dans la nuit du 17 décembre 1945.La prison pour Céline jusqu'au 24 juin 1947.Et l'exil jusqu'au retour en France le 1er juillet 1951.Enfin l'installation à Meudon en septembre et la mort de Céline à 67 ans, le 1er juillet 1961.Voilà sa vie.Lucette revoit son mari avant la prison, un homme fort et droit, debout, marchant dans la rue, et après, un vieillard craintif et courbé.
( p.122)
C'était, dans une ambiance de délation continue, exactement comme dans le film de Truffaut Le Dernier Métro. Si les Allemands avaient tenu compte de toutes les dénonciations, ils auraient fusillé la moitié de Paris.
Le marché noir était partout. A Montmartre, on connaissait même quelqu'un qui vendait des trains.
Marcel Aymé aussi habitait là. Il avait une maladie des nerfs qui l'empêchait de soulever les paupières. Je l'appelais "la tortue".
J'ai fini par décidé Céline à quitter Paris, et Louis et moi sommes partis à la mi-juin 1944. [.................................]
Nous avons été nous réfugier à New Ruppin, près de Krantzlin. C'est ce que Louis raconte dans "Nord".
Malheureusement, il n'avait pas pris la précaution de changer l'identité réelle des personnages, ce qui m'a valu, après sa mort, un long procès qui s'est terminé par une transaction lorsque nous avons accepté de modifier les noms.
Au printemps 1951, grâce à son avocat Tixier-Vignancour qui s'était arrangé pour qu'au moment du jugement on ne fasse pas le rapprochement entre Destouches et Céline l'écrivain, nous avons pu bénéficier de la loi d'amnistie et penser à regagner la France.
Et dans le tome V de la Pléiade, j'avais relevé pour Lucette des phrases que Céline aurait pu, sous une forme à peine différente, écrire du Danemark.Ainsi, lorsque Flaubert nous dit " Les honneurs déshonorent, le titre dégrade, la fonction abrutit.Le malheur ne me tourne pas à la souplesse, au contraire ! Je suis plus que jamais d'un idéalisme frénétique et résolu à crever de faim et de rage plutôt que de faire la moindre concession".
( p.76)
J'ai connu Lucette Destouches en 1970.Elle avait 58 ans et moi 18.J'ai suivi un an ses cours de danse et puus je suis partie.
Je suis revenue en 1989.Elle avait 77 ans et moi 37.
Depuis je ne l'ai plus quittée.
Le lundi 13 novembre 1995, dans une boutique de la compagnie de l'Orient et de la Chine, avenue Victor Hugo à Paris, elle m'a offert mon premier carnet.
" La grande défaite c'est l'oubli", disait Céline.
" Je veux que tu écrives au jour le jour ce que nous faisons et ce que je te dis" , a souhaité Lucette.
Aujourd'hui, ces carnets près de 300 pages chacun sont au nombre de six.(...)
Le vendredi 20 juillet 2012 Lucette a 100 ans
C'est le carnet n°6, cette période qui suit cet anniversaire que je veux raconter
Ces moments où telle Shéhérazade errant entre la mort et l'existence, Lucette a continué à parler et à dérouler le fil de sa vie.Ce dernier carnet est plein de fleurs fanées que je veux faire revivre."
Jeudi 3 octobre (2013)
Cent un ans.Deux mois et neuf jours.
Cette nuit elle a fait un cauchemar terrible.Elle revoyait Céline en train de mourir.Il ne pouvait plus parler, il lui montrait quelque chose et elle ne comprenait pas ce qu'il disait et puis il avait dit très distinctement Dormir
enfin , et il était mort.Son souhait aurait été d'être brûlé et dispersé dans la mer, c'était elle qui n'avait pas voulu.Elle l'aimait tout entier, elle ne voulait pas le réduire. Au cimetière du Bas- Meudon la tombe de Louis est dans la deuxième allée, là tout de suite.
Quand je m'en vais elle me dit: profite de tout, il faut jouir de la vie, elle est si courte."
( p.97)
Mardi 18 septembre ( 2012)
Cent ans, un mois et vingt- neuf jours.
Elle regarde la vie comme elle lirait un roman.La jouissance de la vie écrite. Une vie pourtant terrible. C'est sa rencontre avec Céline qui lui avait sauvé la vie.Sa mère ne l'aimait pas, son père qui voulait un garçon était indifférent.Son enfance avait été triste et solitaire et elle pensait souvent au suicide. (...)
Heureusement elle avait ses deux grands-parents paternels qu'elle adorait.
Lui était Cheminot et construisait aussi des bateaux à Saint- Nazaire.Il cultivait un petit coin de terre à Argenteuil sur lequel il y avait une cabane. Quant à sa grand-mère, elle lui racontait des contes de fées dont elle inventait de nouvelles fins.(...)
Sans la danse et sans Céline, elle serait morte.
( p.26)