On goûte, en général, un long voyage en mer plus qu'on ne veut le laisser voir. Presque tous les passagers, dès qu'ils montaient à bord, grognent contre la Compagnie de Navigation à laquelle appartient le navire: ils grognent contre la nourriture, contre l'aspect facheux des autres passagers, et surtout contre la lenteur du navire qui les prive d'au moins trois jours de congé de plus que n'a le droit de le faire, de nos jours, un navire rapide.
La principale - et - unique - personne qui m'encouragea fut précisément la dernière dont j'eusse attendu pareille chose. Mes plus extravagants projets de voyage ou d'aventure avaient toujours trouvé la plus sympathique auditoire dans la personne de ma grand-mère.
La beauté de cette solitude si éloignée du monde, si libre et si protectrice, me fit honte de mes alarmes. Et pourtant, quoique la vie elle-même fût si belle, là-haut on perdait toute crainte de la mort. A vivre dans la nature, on en vient à comprendre de plus en plus combien la mort est une transition parfaitement naturelle qu'il faut accepter aussi naturellement que tout ce qui vient à vous : le sommeil, la nourriture, la splendeur des soleils couchants, la rosée et l'aurore.
Les meilleures amitiés commencent souvent de façon inattendue, et sous de fâcheux auspices.
Autrefois, j'étais partie avec mon père, pour réunir, à l'intention du Muséum de Berne, des spécimens de la faune de l'Afrique Orientale. C'avait été son rêve ; un rêve longtemps caressé et dont la réalisation avait été longuement préparée. Mais mon rêve à moi, ç'avait toujours été de m'en aller dans la brousse, sans armes, et, pour ainsi dire, sans arrière-pensée, et de gagner l'amitié des bêtes sauvages.
De nouveau tout me paraissait simplifié, et c’est indubitablement ces moments de solitude qui nous redonnent un sentiment de sérénité et de force. Là, je le croyais fermement, résidait le moyen d’atteindre un équilibre intérieur et une unité.
Moi aussi, j'avais trouvé l'Afrique implacable. Son nom seul suggérait des marches sans fin à travers le désert, et la soif et les privations; et, comme les autres, j'y avais été ramenée aussi irrésistiblement que l'aiguille par l'aimant.
Un geste impulsif peut infléchir à jamais la trajectoire d’un vaisseau, et le cours d’un destin. Notre futur s’enracine dans notre passé : le plus sommaire aperçu de ma vie suffira à expliquer pourquoi je réagis de la sorte au mot “sauvage” et chus ainsi dans les rets de l’île. Il ne pouvait en être autrement.
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Trop souvent, c’est la lassitude de la chair qui obscurcit l’esprit.
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L’un des inconvénients majeurs de la vie civilisée est que toutes les portes y sont défendues de verrous et de loquets, et que les gens de bonnes moeurs se soumettent tous d’un commun accord à huit heures d’emprisonnement quotidien, durant lesquelles ils dorment sur leurs deux oreilles, sourds à la voix qui nous convie à flâner à travers champs “quand se tait le monde industrieux”, et à nous agenouiller sous le clair de lune qui tisse d’argent la brume sur la vallée. Il est plus aisé de rentrer lorsque l’on a pu humer un instant l’air de la liberté, à l’heure où l’âme s’éveille et déploie ses ailes.
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A se tourmenter pour des vétilles, l’on ferait du paradis lui-même un enfer. Il n’est que trop fréquent que nous gâchions, par notre ostentation, des sacrifices que nous sommes imposés et que nous contraignons nos amis les plus chers à partager les souffrances qu’ils ne nous ont jamais demandé d’endurer.
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Quel meilleur service rendre à un ami que de l’amener à marquer une pause et écouter le chant des alouettes ?
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Nous ne pouvons mesurer sans frémir notre part de responsabilité dans le comportement d’autrui. Si le spectacle d’une mauvaise action excite autrui à mal à faire à son tour, ce n’est pas là le pire. Quelle appréhension bien plus cruelle nous saisit, quand nous constatons les réactions vicieuses que nos initiatives les mieux intentionnées engendrent chez notre prochain ! On ne se mue pas en despote sans y avoir été passivement encouragé. Ce sont les gens débonnaires et pusillanimes qui sont fautifs. Je tends la joue gauche, car je veux la paix à tout prix. Mais cette mansuétude n’est tenable qu’auprès de ceux qui partagent nos principes. Pour les autres, elle n’est qu’une provocation à laquelle succombent tous les tyrans potentiels, pour leur perte. Chercher à amadouer autrui, afin de préserver notre tranquillité, baptiser notre mollesse “amour de la paix”, voilà l’erreur coupable que nous avons dû expier par une seconde guerre mondiale.
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Tout au long de notre vie, nous amassons des trésors, matériels et immatériels. Nous sommes d’abord séduits et comblés par nos acquisitions, que nous considérons comme un cadre de vie ou un investissement. Plus ils s’accumulent, plus nous croyons exprimer par leur truchement notre personnalité. Peu à peu, toutefois, nous nous en lassons et voilà que que perce en nous le désir de nous en séparer. Or on ne peut vider sa maison de tout ce qui l’encombre sans chasser de son esprit tout ce qui l’encombre également. Le temps nous enseigne qu’il est inutile de chercher à renforcer le soi, car c’est en l’oubliant que l’on progresse sur le chemin de la sérénité. L’on ne parvient à la paix que par le renoncement absolu à soi-même. Quiconque veut sauver sa vie doit d’abord la perdre.
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Or ce n’était pas, m’avisai-je soudain, de toutes mes attaches humaines que j’aspirais à être délivrée mais de la seule et ultime entrave à notre liberté humaine : mon individualité.
Combien de fois ne se leurre-t-on pas de ces fausses promesses de revoir un jour un endroit spécialement passionnant que l'on a aperçu en se rendant ailleurs !
Combien belle est la véritable solitude ; celle qui consiste non pas seulement à vivre dans un endroit désert, mais à se donner à l’esprit qui l’habite.