À la maison, ma mère était déçue. J’étais son fils, son premier fils, l’aîné de ses cinq enfants. Mon père l’insulta. C’était elle qui m’encourageait selon lui à aller me promener sous le soleil au lieu d’étudier. Maintenant, c’était fini. Il n’avait pas les moyens de payer ma scolarité dans une école privée. « Tu es une mauvaise femme. Regarde ton premier fils, c’est l’exemple identique de ton père. Vous êtes tous idiots dans ta famille. Ton enfant a refusé d’aller à l’école et tu l’as encouragé sur la mauvaise voie. Je devrais épouser une deuxième femme sinon ma descendance ne sera qu’une bande de fainéants. Je ne nourris pas les paresseux. Tu vas apprendre un métier ou vous quittez ma maison, ta mère et toi. » Tous les voisins de la cour commune avaient entendu les injures à l’endroit de ma pauvre mère.
À la fin de l’année scolaire, je passai quand même dans la classe supérieure. Pendant les vacances, je continuai mon grouillement, ma petite occupation. À quoi servait cet argent ? C’était une petite épargne pour ma mère et cela nous permettait aussi d’acheter des pâtes et des omelettes.
Chaque soir, après le travail, j’allais au grin des Benguistes. Le grin, c’est une place publique où les jeunes gens se retrouvent autour d’une tasse de thé. Je les écoutais. Ils nous parlaient de cet El Dorado, ce paradis sur terre. Ils ne cessaient de décrire avec fierté ces grandes villes dans lesquelles ils vivaient, Paris, Londres, Madrid, New York, ces grands monuments qu’ils avaient eu la chance de voir : la tour Eiffel, la statue de la Liberté… Je me plaisais à écouter ceux que je voyais comme des modèles, des idoles. J’imaginais la facilité avec laquelle ils s’enrichissaient dans les pays des Blancs.
Pour mieux me connaître, il faut revenir plusieurs années en arrière. Je suis le premier fils d’une famille d’une demi-douzaine d’enfants. Nous habitions à Abobo, la commune la plus dangereuse d’Abidjan, et à Marley, le quartier le moins sûr de cette commune. J’ai dû quitter l’école en CM2. L’école n’a jamais été la priorité chez nous les Dioulas. Ma famille vient du nord de la Côte d’Ivoire. Les ressortissants de cette partie du pays, ignorée par l’État, accordent peu d’importance à l’école. Il est difficile, voire impossible d’avancer dans les études dans de telles conditions.
Bizarrement, dans mon pays, à cette même époque, un concept régnait royalement : « Quand on n’a pas son père dans une entreprise, on ne peut pas espérer y travailler. Seul le fils du docteur peut être infirmier et le fils du magistrat, avocat. » Moi, fils de pauvre commerçant, qu’est-ce je pouvais espérer ? Je craignais déjà de me perdre dans ce « régime héréditaire », dit transparent. On nous disait aussi que seuls les hommes formés à l’étranger pourraient travailler au pays. Je n’en savais pas grand-chose, j’avalais juste cette vérité.
Sur son lit d’hôpital ma mère me promit de guérir si et seulement si je renonçais à tous ces vices. Elle me parlait comme si elle avait le pouvoir de se guérir seule. Sur le champ, je lui promis de renoncer à toutes ces activités « souillées ». Comme un miracle, à la grande surprise de tous, j’abandonnai cette activité de gnan-boro pour faire plaisir, une fois au moins, à ma mère. J’ouvris un magasin de vente de pièces détachées d’automobiles à la casse d’Abidjan.
J’avais dix ans. Le quartier, mon quartier, avait été gagné par les idées de travail et d’argent. Il fallait avoir de l’argent à tout prix. Les garçons de mon âge ne cessaient d’en parler. Certains séchaient les cours pour cirer les chaussures au Port autonome d’Abidjan. Je trouvais que mes amis gagnaient une fortune, même si en réalité leur gain quotidien était maigre. Et l’idée de faire comme eux me tentait.
Eh Moussa ! Pourquoi tu n’es pas allé à l’école ? Qu’est-ce qui t’a empêché de me faire honneur ? Eh Moussa ! À cause de toi, je souffre. Ton père m’a insulté devant tout le monde. Mon âme brûle, mon cœur saigne. Tu es mon premier fils et ton comportement n’est pas exemplaire. Tu es ma honte, Moussa. Ton père dit qu’il ne va plus payer tes études alors que je n’ai rien. Comment allons-nous faire maintenant ? »
Je faisais tout cela sous l’œil absent de ma mère. Elle sortait très tôt pour répondre aux exigences de son commerce et ne rentrait qu’après le coucher du soleil. C’était pareil pour mon père qui quittait la maison après la prière de l’aube pour gérer son magasin à la casse. Leur seule préoccupation était de savoir si nous avions bien mangé et surtout si nous avions bien prié.
Chaque week-end et chaque mercredi, j’ai commencé à les accompagner au port et dans les cités universitaires.
En rentrant ils me donnaient quelques pièces d’argent. Au port, je me sentais un peu inutile, je ne faisais que suivre mes camarades. Mais dans les différentes cités universitaires, surtout à la cité Rouge à Cocody, nous cirions les chaussures, lavions les toilettes.