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Tu l'as lu plusieurs fois et ce n'était pas désagréable: l'ambiance, le style, les personnages te séduisent à tous les coups. Tu as regardé le film, au cas où le réalisateur livrerait une interprétation utile. Mais au bout du compte, tu dois te rendre à l'évidence: tu ne piges rien à ce qui se passe dans ce bouquin, qui a fait quoi, pourquoi et tutti quanti. Tu en éprouves une légère honte et puis un jour tu lis cette anecdote "Howard Hawks tournait d'après le plus célèbre roman de Chandler, Le grand sommeil, quand il se rendit compte qu'il avait besoin de se faire expliquer une part essentielle de l'intrigue. Il envoya un câble à Chandler pour lui demander qui avait en réalité tué le chauffeur qu'on retrouve dans une limousine sous dix pieds d'eau, au bout d'un quai. Chandler parcourut son roman, réfléchit, et câbla en retour 'Je ne sais pas'. " Et ça va mieux

Pour être honnête, tu trouvais Kirkegaard vachement beau, les cheveux dans le vent et le regard lointain du haut de sa montagne. En plus, son livre parlait d'angoisse, c'est toujours utile. Pour finir, Enthoven avait fait une semaine spéciale sur sa philosophie, et en gros, tu avais suivi le propos. Quelques heures plus tard, si la notion d'angoisse te semblait assez familière, son explication par le beau Danois ne l'était pas vraiment. Tu n'as pas fini l'ouvrage, le restituant à son propriétaire, qui, se voulant encourageant, t'as dit "c'est vrai que c'est pas facile."

Ce n'est pas tant l'intrigue, qui pose problème (il y a un anneau, et tout le monde semble déterminé à mettre la main dessus, ça va, on suit). Non, c'est juste que je n'ai jamais réussi à comprendre pourquoi, à chaque fois qu'on commence à entrer dans l'histoire, une bande d'elfes déboule pour chanter. Je veux dire: y a pas une version du bouquin avec un CD à part, pour ceux qui veulent???

Tes parents sont des anti-cléricaux féroces, d'ailleurs tu n'es même pas baptisée. Depuis que tu fais des études d'anglais, tu essaies de te faire une culture religieuse, mais c'est ardu. Autant dire que William Blake au programme du concours, ça ne t'a pas emballée emballée. Parce que Blake, question ésotérisme, il se pose là: christianisme bien sûr, mais aussi les religions hindouistes. Par dessus le marché, il développe toute une théorie de l'écho texte-illustration qui dépasse largement tes compétences. A un moment, tu as un espoir: Les chants d'innocence ont des faux airs sympathiques de comptines. En lisant un ouvrage critique, tu apprends que, si tu as cru les comprendre, tu te fichais le doigt dans l'oeil, vu qu'en vrai, ils sont la partie la plus difficile. Te voilà rassurée.

Le réalisme narratif est désormais une impasse, tout a été dit. Soit. Tu as bien pigé que le bouquin allait jouer sur les parodies, les références diverses et variées et quelques allusions sexuelles (le regard égrillard de ton professeur ne te laisse aucun doute à ce sujet). Tu sais que pendant ton oral de semestre, tu devras faire du name-droppin et garder un air blasé en causant viol (c'est de la métafiction, c'est sans conséquence). Bon. Mais en arrivant devant la nouvelle qui pourrait se résumer à 'il y a un carré noir imprimé sur la page et, en fait, c'est tout', tu as un peu des suées. Parce que même en extrapolant, tu vois mal comment tenir 20 mn. A cet instant, tu as envie de croire en Dieu, ce que Barthelme n'avait probablement pas anticipé.

Les écrivains de la beat génération... Ils traînaient partout à la maison, alors pour me la jouer un peu et pour faire plaisir à mon père, j'ai essayé de les lire. Je reste persuadée que, sans drogue, ça perd beaucoup.

J'ai envie de le lire. Je suis convaincue que c'est un livre fondateur. A chaque fois je m'accroche. A chaque fois je décroche. Mais je recommencerai.

De son propre aveu, Eco se voulait difficile à lire. Ayant lu avec bonheur ses chroniques (Comment voyager avec un saumon), je pensais qu'il plaisantait. Mais soit nous n'avons pas toujours le même humour, soit il ne plaisantait pas! Peu (voire pas) d'intrigue, des personnages ectoplasmiques, des références ésotériques arides, un vocabulaire abscons... le pendule a dessiné un grand point d'interrogation dans mon cerveau harassé!

C'est pas comme si le livre faisait 750 pages, d'un long dialogue sans didascalies..

Je comprends pas: pourquoi ce livre a-t-il un tel succès?