Citations sur Un heureux événement (53)
Léa m’enseignait le sourire. Elle se réveillait en souriant, et souriait dans son sommeil. Sourire, mystère du sourire, fraternité de l’enfant qui naît.
Il a beaucoup à nous apprendre, ce mystère du visage humain, ce sourire du bébé comme quintessence de l’autre, mais oui, c’est possible, il existe une communication, l’intersubjectivité existe, et je me dis que les philosophes se sont trompés parce qu’ils n’avaient pas de bébé, Socrate, Kant, Sartre, personne n’avait eu de bébé pour comprendre la vie, l’altérité, l’amour, la haine, la folie, la perte du réel, et comment bien souvent – Rousseau, lui, savait – le sentiment premier de l’homme c’est la pitié.
Lorsqu’elle pleurait, lorsqu’elle était en demande, lorsqu’elle était loin de moi et moi loin d’elle, j’avais pitié de Léa. C’est beau la pitié. Non, ce n’est pas le premier stade de l’humanité, c’est peut-être instinctif mais c’est le plus sacré des sentiments, celui qui fait qu’on s’arrête et qu’on regarde, qu’on ressent ce que l’autre ressent, sa souffrance, son attente, son espérance, et que par une sainte inclination, on se penche vers lui pour lui tendre la main, on l’invite en son sein. C’est originel et c’est profond, c’est humain. Le lait maternel et le sein, c’est cette générosité-là. La pitié, la pitié filiale.
Le véritable amour, c’est celui qui se construit dans l’évolution du temps, non celui qui se répète à l’identique comme on le souhaite dans le fantasme. L’amour ne s’éteint pas. L’amour évolue.
Dans l'ordre, mais quel ordre ? L'ordre de ceux qui divorcent six mois après avoir eu un enfant, ou l'ordre de ceux qui en refont un autre pour tenter de réparer les dégâts ? L'ordre de ceux qui se séparent au bout de sept ans de mariage et trois enfants, ou l'ordre de ceux qui font trois enfants, passent vingt ans ensemble et finissent par se séparer après que les enfants ont grandi ? L'ordre de ceux qui font deux enfants et qui restent ensemble même s'ils ne s'aiment plus parce qu'ils n'ont pas le courage de se séparer, ou l'ordre de ceux qui ont des enfants et sont malheureux ensemble, et ont chacun des maîtresses ou des amants ? Ou encore l'ordre de ceux qui sont malheureux en famille, qui s'arrangent pour être très pris par leur travail et voyager un maximum pour les voir le moins possible ? Il existe tous les cas de figure. Mais de couple amoureux avec des enfants, sur la durée, je n'en connaissais pas un seul. Pas un seul.
L impératif catégorique s abattit sur moi, aussi tranchant qu' un couperet.
J étais responsable d' un autre que moi.
Tout était allé si vite. Le bébé, le déménagement, le changement de travail... Pendant que la petite dormait, je défis mes cartons où il y avait toute ma vie. D'anciennes photos de vacances, d'anciennes lettres d'amoureux oubliés, des mots tendres. On vit sans s'en rendre compte et un beau jour, on vieillit. Les photos s’accumulent dans les cartons, avec les cartes postales et les billets d'avion utilisés. Et le temps qui avance, réduisant tout à néant, surplombant les êtres et les choses, superbe, impressionnant, le temps comme le véritable Dieu de l'homme, qui le crée et le réduit en poussière.
Selon le bouddhisme, il existe quatre noble vérités : la souffrance, la cause de la souffrance, c'est-à-dire le désir égoïste, la cessation de la souffrance, c'est-à-dire le Nirvana, et la voie du Juste Milieu.
La naissance est souffrance, la vieillesse est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance ; être uni à ce qu'on aime n'est pas souffrance, être séparé de ce qu'on aime est souffrance, ne pas avoir ce qu'on désire est souffrance ; en résumé : les cinq agrégats de l'attachement sont souffrance.
Quelle est la noble vérité sur la fin de la souffrance, c'est la cessation complète, l'extinction totale du désir dont il faut se détacher afin d'être libéré.
En lisant Winnicott, j'avais appris qu'une mère sait reconnaître les pleurs de son bébé, et qu'il en existe sept types : la faim, le désir d'être changé, le désir d'être consolé, pleurs de fatigue, pleurs d'angoisse, coliques, et aussi pour s'endormir.
Pour ma part, je ne reconnaissais rien du tout. Je tentais de la comprendre, mais elle restait hermétique.
Résumons. Pourquoi fait-on des enfants? Par Amour, par Ennui, par Peur de la Mort. Les trois composantes essentielles de la vie. Faire un enfant est à la portée de tous, et pourtant peu de futurs parents connaissent la vérité, c'est la fin de la vie.
Que nous était-il arrivé ? Allions-nous retrouver notre vie d'antan ? Nos étreintes, nos caresses, nos mots d'amour... Ma vision du sexe après la grossesse était si différente. Cela ne me dérangeait plus de me montrer au gynécologue. Avant, j'étais gênée, désormais c'était comme une main ou un pied, c'était désacralisé, cela avait été tellement touché et d'une façon si organique que cela n'avait plus de sens. Le sexe était dehors, utilitaire. La sexualité n'existait plus. Parce que la sexualité, c'est le tabou, c'est le sacré. Si on le montre comme une main ou un bras, alors il n'y a plus rien de sexuel dans le sexe.
De plus en plus lourde, je n'aspirais qu'à rester chez moi, enfoncée dans mon fauteuil jusqu'aux coudes, les pieds surélevés sur la table, en étudiant compulsivement "J'attends un enfant", le chef-d'oeuvre de Laurence Pernoud. J'avais récupéré celui de ma mère, car Laurence Pernoud sévissait déjà à cette époque : à croire qu'à défaut de trouver le secret de la maternité, elle avait trouvé celui de l'éternité.