Peine perdue

Une vie de contemplation. Ecrire. Lire. Sentir passer le temps. Respirer le parfum de l'air. Etre attentive aux variations de la lumière. Se laisser absorber par l'infini de la mer. Ses reflets. Ses couleurs. Ses mouvements. S'adosser à la roche. Toucher l'écorce des arbres. Effleurer le lichen. Guetter les moments où la lumière semble enrober chaque feuille, leur fournir un écrin translucide, les transpercer. Passer des heures sous le ciel en morceaux, lacéré de branches et d'aiguilles. Le vert des pins maritimes sous le bleu profond. L'apparition d'un oiseau. La beauté d'une fleur au milieu du maquis. Les racines rampant sous la terre caillouteuse. Les ocres. Les ravins, les pics, les vallées. La poussière des sentiers. Les parfums d'herbes sèches.

Deux gosses mal armés pour passer à la suite, qui n'ont jamais su quoi faire de toute cette énergie et de cette vie confuse et sauvage qui battait en eux, et que l'âge adulte n'en finirait plus de vouloir contraindre, raboter, apprivoiser. Solange disait toujours que ces deux-là ne pourraient jamais travailler dans un bureau. Qu'il leur faudrait vivre au milieu des arbres, les pieds dans la terre. Qu'est-ce qu'ils foutent maintenant dans leurs garages, leurs boîtes de nuit, leurs campings, leurs entrepôts, leurs supermarchés, leurs hôpitaux, leurs hôtels, tous ces gamins, Marion, Antoine, Sarah, Louise, Jeff et les autres ? Qu'est-ce qui a bien pu les mener là ? Dans cette vie trop petite pour eux. Malgré la mer qui s'étendait partout. Malgré les massifs qui les encerclaient de toutes parts ? Des espadons dans une baignoire. Comme dit la chanson.

Il ignore pourquoi mais ils se figurent toujours que le monde est bourré de dangers, qu'ils vont se faire agresser à chaque coin de rue. Où vont-ils chopper ces conneries ? Sûrement à la télé, vu que c'est face à elle qu'ils passent le plus clair de leur temps. Que c'est dans le poste qu'ils regardent à quoi ressemble le monde sans même se demander si des fois on ne leur raconterait pas des cracks à longueur de journée, sans même comparer ce qu'ils voient là avec ce qui se trame dans leur propre vie ou celle de leurs voisins, histoire de vérifier que non, ça n'a aucun rapport quoi qu'on en dise.

Elle était, comment dire, moins vivante. Épuisée en permanence. Le visage figé en un masque triste. Ostensiblement en deuil. Ce qu'elle pouvait l'agacer alors cette mine. Bon Dieu, avait-elle envie de lui dire. Tu as vingt ans. Tu t'en remettras. Mais elle avait honte de penser ce genre de choses. Abel était mort. Dans des circonstances affreuses. Et qui était-elle pour dénier à Léa le droit de l'aimer ? Qui était-elle pour croire fermement qu'au fond un tel sentiment n'existait pas, qu'il s'agissait juste d'un fantasme, d'un mirage ?

Il est raide, si inflexible. Dressé sur ses grandes valeurs qui ne veulent rien dire. Borné. Plein d’œillères. Si étroit d'esprit. Léa a été faible, répète-t-il à tout bout de champ. Et cela semble tout résumer. La disqualifier. Que veux-tu, Léa est faible... Comme s'il s'agissait d'un vieux cheval qu'on va laisser de côté. Pourquoi ne dit-il pas « fragile » ? « Hypersensible » ? Pourquoi faudrait-il que Léa s'excuse d'être fragile ? Quelle honte y aurait-il à cela ?

Il s'allonge sur la banquette. Voudrait juste être auprès de sa mère. Et lui demander pardon. Pardon. Pardon d'avoir toujours tout gâché. Pardon de n'avoir jamais été à la hauteur. De rien. De ses dons. De la tendresse qu'on lui prodiguait. De la confiance qu'on lui accordait en dépit de tout. Pardon d'avoir merdé. A ce point. Dans les grandes largeurs.

Elle est en train de perdre sa fille. Elle ne sait même pas où elle est. Si elle la reverra un jour. Qu'a-t-elle fait pour cela ? Que n'a-t-elle pas fait ? Elle a toujours été là. Elle l'a toujours aimée. Passionnément. Inconditionnellement. Comme on aime ses enfants. Elle ne le lui a jamais réellement montré. Encore moins dit. Mais enfin il y a des preuves. Et elles devraient suffire, non ? Elle n'a jamais été douée pour les démonstrations, les effusions, les mots doux. Elle a longtemps trouvé cela ridicule, puéril, infantile, inconvenant. A présent elle n'en est plus si certaine.

Marco berce le petit pour qu'il arrête de pleurer même si, avec tout ce boucan autour d'eux, ces bourrasques qui font trembler la caravane à la faire s'envoler, lui non plus n'en mène pas large. Il lui chante une chanson, une berceuse que la mère leur chantait pour les endormir avec son frère.

Doucement s'endort la terre
Dans le soir tombant
Ferme vite tes paupières
Dors mon tout petit enfant

Nino écarquille les yeux comme s'il le croyait absolument incapable de faire un truc pareil. Marco ne peut lui donner tort. Il le regarde et se demande soudain ce qu'il a bien pu fabriquer tous ces mois, pour vivre avec lui sans jamais lui prêter la moindre attention.

Le hurlement du type quand Chet le chope au mollet c'est la dernière chose qu'Antoine entend. Avant que la batte frappe son crâne et le fracasse. Après tout est noir. Il n'y a plus rien. C'est comme s'il était mort.

Les gens aiment les clichés. Les dénoncent mais au fond n'aiment que ça. Ça leur en impose. Ça les rassure. C'est identifiable. Et au final ça donne confiance. Ils ont l'impression de savoir qui vous êtes. Comment vous fonctionnez. Ce qui vous meut. Mais bien sûr ils en savent que dalle.