Je suppose qu'on aurait pu dire de lui qu'il était jovial. La jovialité c'est un truc qui me fait gerber.
Chef me dit aussi qu'à son avis le couple est avant tout une entreprise de consolation mutuelle, finit en tout cas par le devenir et il se demande bien pourquoi on devrait se battre contre ça.
Nous étions les seuls dans cette salle où flottait un parfum de savon et de sueur.
Dans la lumière crue du du funérarium, la musique d'ambiance à peine audible, j'ai repensé à mon père, et je me suis rappelé que j'avais été incapable de le faire, je n'avais pas pu, c'était trop dur et à quoi ça rimait de venir contempler un corps froid et blanc et mort et maigre, à quoi ça rimait de venir voir ça, il n'y avait rien à voir, plus rien, son corps sans doute était blanc et froid et osseux et maigre, je ne voulais pas voir ça, il n'y avait rien à voir de toute façon, puisqu'il était mort.
J'avais mal au ventre, cette fille elle avait dix ans pas plus, son frère était dans un cercueil et elle se balançait d'un pied sur l'autre et je me disais que quelque chose en elle était détruit que jamais rien ne réparerait.
Au funérarium j'ai croisé un type, c'était le fils et il a trébuché en s'approchant du corps, s'est accroché à ma veste et m'a dévisagé. Il m'a dit je m'en vais, c'est trop dur je pourrai pas. Sans doute il attendait que je lui réponde quelque chose, que je l'empêche de partir, que je lui débite des trucs sur le travail de deuil, la nécessité de se recueillir tous ensemble. Je l'ai regardé s'éloigner en titubant. Mon père était mort trois mois plus tôt, moi non plus je n'en menais pas large.
A son enterrement j'étais saoul. J'avais vidé consciemment mes bouteilles, je savais que sinon je n'irais pas. Quand je suis arrivé, mon frangin m'a lancé son regard de frère ainé, un regard hautain et réprobateur, je suis allé lui faire la bise. Il était droit comme un piquet, sec comme un coup de trique. Il m'a dit d'arrêter de pleurer. Il m'a dit cela comme on donne un ordre. Je lui ai craché à la gueule.
Je me suis mis à pleurer. Chef parlait d'une voix rapide, accélérée, mécanique, je crois qu'il avait honte ; qu'il était gêné, il disait Antoine qu'est-ce qui t'arrive, ressaisis-toi, t'as gagné bordel, ressaisis-toi calme toi t'as gagné tu l'as mis KO. Allez viens on va fêter ça, je t'invite, je vous invite tous les deux on va se faire un bon resto. Je leur ai demandé pardon, j'ai reniflé un bon coup, j'ai dit c'est rien, c'est les nerfs.
Voilà je suis un corps en mouvement, je suis un corps qui frappe et qui encaisse, j'entends des voix, je n'essaie pas de les distinguer ni de comprendre ce qu'elles disent. J'entends prononcer mon nom ...
... ça y est je suis en mouvement, j'exécute des foulées minuscules, des pas de danseur, mes coups sont précis, tout est réduit au nerf, en face le type me touche de temps en temps mais ce sont juste des impacts et les miens sont plus secs et plus nerveux et j'ai chaud je suis bien je sens tous mes nerfs je suis bien...
Plus loin le long du fleuve, cette autre ville où j'avais vécu un temps, où nous avions emménagé mon père mon frère ma soeur et moi, j'avais dix-sept ans à peine et maman était morte.
La lune était à moitié vide.