La famille Sevilla-Mendoza
En réalité, nous ne sommes pas la famille Sevilla-Mendoza. Nous sommes sardes, j’en suis sûre, depuis le Paléolithique supérieur.
C’est mon père qui nous appelle comme ça, ce sont les deux noms de famille les plus courants là-bas. Il a beaucoup voyagé, et l’Amérique c’est son mythe, mais pas celle du Nord, riche et prospère, celle du Sud, pauvre et déshéritée. Quand il était jeune, il disait qu’il y retournerait, seul ou avec la femme qu’il épouserait, qui partagerait son idéal et l’aventure de vouloir sauver le monde.
Il n’a jamais demandé à maman de partir là-bas avec lui. Partout où il fallait aider, il y est allé. Mais jamais avec elle, elle a bien trop peur des dangers et elle est toujours à bout de forces. Chez nous, chacun court après quelque chose : maman la beauté, papa l’Amérique du Sud, mon frère la perfection, ma tante un fiancé.
Et moi j’écris des histoires, parce que quand le monde ne me plaît pas, je me transporte dans le mien et je suis bien.
Dans ce monde-ci, il y a plein de choses qui ne me plaisent pas. Je dirais même que je le trouve moche, et je préfère décidément le mien.
(Incipit)
« Jour après jour maman a essayé de lui donner une dignité. Les objets mis au rebut ont pris de nouvelles couleurs et de nouvelles fonctions. Des années et des années avant de comprendre que là-haut, où le siroco souffle trop fort, peuvent pousser le myrte et le lentisque, que sous le banc même les violettes résistent et que les roses qui ont l’air fragile défient le soleil brûlant et le mistral, pour peu qu’elles aient un mur derrière elle. Des années et des années à respecter les heures et à tenir compte des lunes. Toute la douceur et la patience de Maman, et le dépotoir là-haut est devenu un paradis de délices.»
Maintenant ma tante danse le tango, et quand elle vient nous voir elle nous montre les pas et nous oblige tous à lui servir de cavalier et papa dit qu'elle n'a pas de personnalité, que si son fiancé joue au tennis elle joue au tennis, s'il aime le cinéma elle ne parle plus que de cinéma. Comment elle fera maintenant, avec ce fiancé qui sait pratiquement tout faire ?
Maman les bateaux qui partent ça la rend triste, et même s'il n'y a personne dessus qui lui dise Adieu, pour elle la séparation est douloureuse. Elle soupire: "C'est la vie, il y a toujours quelqu'un qui s'en va."
Grand-mère dit que mon frère a pris le pire de maman et de papa: le mal-être de l'une, et les absences de l'autre.
Maman dit que le vrai fiancé de ma tante ce sera comme cette neige qui n'arrive jamais dans cette poésie qu'elle nous lisait à Noël quand on était petits. Venait la neige mêlée de pluie et elle fondait, venait une neige tourbillonnante et elle se transformait en boue, et quand tous désormais avaient perdu espoir, voilà qu'arrivait tout à coup la neige, la vraie, "timide et fastueuse, drue et sûre d'elle". Le fiancé de ma tante arrivera comme ça, tout à coup, et nous n'aurons aucun doute et nous le reconnaîtrons."
elle vient au moment où le soleil se couche, après plusieurs belles journées, quand de l'autre coté de la Marina la mer dans le port de Cagliari est d'un violet d'aquarelle et le ciel immobile est silencieux et le bateau qui part semble illuminé comme pour un bal...
Chez nous, chacun court après quelque chose : maman la beauté, papa l'Amérique du Sud, mon frère la perfection, ma tante un fiancé.Et moi j'écris des histoires, parce que quand le monde ne me plaît pas, je me transporte dans le mien et je suis bien.
Papa dit que nous avons une fausse idée de la stabilité. Que la stabilité pour nous c'est rester sans bouger. Alors qu'être stable c'est être stable dans le mouvement.
Je fais que j'essaie de me glisser entre les plis accueillants de sa voix. Je trouve un passage et j'entre.