LES TRAVERSEES (extrait)
Mais ni cieux ni terres ni mer
Entre le futur et l'antan
Il n'est monture que chimère
A celui qui passe le temps
LA PREMIERE VOIX
Je suis ici séparé d'elle
Et j'y fais l'essai de la mort
Le temps sans toi m'est infidèle
J'y suis ma propre citadelle
Une boussole sans le nord
Rien ne m'est que réminiscence
Tout rêve bouteille à la mer
Dans cette couleur de l'absence
Rien n'a plus ni sève ni sens
Que faire de mon cœur amer.
LA FIEVRE (extrait)
Tu ne veux plus même que je te touche
Tu fuis ma main Tu souffle Tu gémis
Et ma peur suit ta plainte sur ta bouche
Comme un danger pour un instant remis.
LE FUTUR VU
Je te parle et tu me fuis
Je te suis et tu t"envoles
Tes yeux ailleurs qu'où je suis
Ton cœur pris d'autres paroles
Et dans l'aveugle aujourd'hui
Mes jours sont des jours de pluie
Je te parle et tu es toute
A des songes de là-bas
Tu me fuis prenant des routes
Que mon pas ne connait pas
Je te suis et je redoute
Au loin ce que tu écoutes.
Amour qu'est-ce que tu vois
Qu'il ne m'est permis de voir
Que disent-elles ces voix
Trop distante pour y croire
Pour moi qu'en toi qui ne crois
Et ne puis quitter ma croix
Cette vie elle s'achève
Amour mon seul absolu
Pour toi des soleils se lèvent
Qui crépuscules n'ont plus
Cette vie est longue et brève
Amour d'au-delà des rêves
Demain n'est pas mon verset
Demain n'est pas mon domaine
Je n'y puis avoir accès
Même au bout de ma semaine
L'avenir qu'est-ce que c'est
Je l'ignore et tu le sais
Tu me dis d'obscures choses
Au seuil des temps lumineux
Et c'est comme avant les roses
Les rosiers ne sont que nœuds
Tout fleurit où tu te poses
Elsa des métamorphoses.
Le tiers chant
Te prendre à Dieu contre moi même
Étreindre étreindre ce qu’on aime
Tout le reste est jouer aux dés
Suivre ton bras toucher ta bouche
Être toi par où je te touche
Et tout le reste est des idées
Je suis la croix où tu t’endors
Le chemin creux qui pluie implore
Je suis ton ombre lapidée
Je suis ta nuit et ton silence
Oubliée dans ma souvenance
Ton rendez-vous contremandé
Te prendre à Dieu contre moi même
Étreindre étreindre ce qu’on aime
Tout le reste est jouer aux dés
Suivre ton bras toucher ta bouche
Être toi par où je te touche
Et tout le reste est des idées
Le mendiant devant ta porte
Qui se morfond que tu ne sortes
Et peut mourir s’il est tardé
Et je demeure comme meurt
A ton oreille une rumeur
Le miroir de toi défardé
Te prendre à Dieu contre moi même
Étreindre étreindre ce qu’on aime
Tout le reste est jouer aux dés
Suivre ton bras toucher ta bouche
Être toi par où je te touche
Et tout le reste est des idées
Les Lilas
Je rêve et je me réveille
Dans une odeur de Lilas
De quel côté du sommeil
T'ai-je ici laissée là
Je dormais dans ta mémoire
Et tu m'oubliais tout bas
Ou c'était l'inverse histoire
Étais-je ou tu n'étais pas
Je me rendors pour t'atteindre
Au pays que tu songeas
Rien n'y fait que fuir et feindre
Toi tu l'as quitté déjà
Dans la vie ou dans le songe
Tout a cet étrange éclat
Du parfum qui se prolonge
Et du chant qui s'envola
ô claire nuit jour obscur
Mon absente entre mes bras
Et rien d'autre en moi ne dure
Que ce que tu murmuras
Les Yeux d'Elsa.
Tes yeux sont si profonds qu'en me penchant pour boire
J'ai vu tous les soleils y venir se mirer
S'y jeter à mourir tous les désespérés
Tes yeux sont si profonds que j'y perds la mémoire
À l'ombre des oiseaux c'est l'océan troublé
Puis le beau temps soudain se lève et tes yeux changent
L'été taille la nue au tablier des anges
Le ciel n'est jamais bleu comme il l'est sur les blés
Les vents chassent en vain les chagrins de l'azur
Tes yeux plus clairs que lui lorsqu'une larme y luit
Tes yeux rendent jaloux le ciel d'après la pluie
Le verre n'est jamais si bleu qu'à sa brisure
Mère des Sept douleurs ô lumière mouillée
Sept glaives ont percé le prisme des couleurs
Le jour est plus poignant qui point entre les pleurs
L'iris troué de noir plus bleu d'être endeuillé
Tes yeux dans le malheur ouvrent la double brèche
Par où se reproduit le miracle des Rois
Lorsque le cœur battant ils virent tous les trois
Le manteau de Marie accroché dans la crèche
Une bouche suffit au mois de Mai des mots
Pour toutes les chansons et pour tous les hélas
Trop peu d'un firmament pour des millions d'astres
Il leur fallait tes yeux et leurs secrets gémeaux
L'enfant accaparé par les belles images
Écarquille les siens moins démesurément
Quand tu fais les grands yeux je ne sais si tu mens
On dirait que l'averse ouvre des fleurs sauvages
Cachent-ils des éclairs dans cette lavande où
Des insectes défont leurs amours violentes
Je suis pris au filet des étoiles filantes
Comme un marin qui meurt en mer en plein mois d'août
J'ai retiré ce radium de la pechblende
Et j'ai brûlé mes doigts à ce feu défendu
Ô paradis cent fois retrouvé reperdu
Tes yeux sont mon Pérou ma Golconde mes Indes
Il advint qu'un beau soir l'univers se brisa
Sur des récifs que les naufrageurs enflammèrent
Moi je voyais briller au-dessus de la mer
Les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa les yeux d'Elsa
Louis Aragon (1897-1982)
Extrait du "Fou d'Elsa".
J'ai réinventé le passé pour voir la beauté de l'avenir.
Je suis plein du silence assourdissant d'aimer.
Tout ce qu'aveuglément un monde à toi préfère
Est simulacre idole au prix du Dieu vivant