Citations sur Le Voyage des morts (22)
Avant de prendre la mer, je passai devant la librairie où un Noir très jeune, un veilleur de nuit, lisait. Il avait un beau visage intelligent, il leva les yeux sans me voir, j'étais dans l'ombre d'un passage voûté, à l'entrée d'un hall pour les camions et les cars. Que lisait-il ? Son visage semblait le vivant symbole de la méditation, il y avait en lui de la santé, il était noble, humain. Enfin l'histoire de la pensée échappait à l'Occident. Les vagues écumaient sur la plage, un soir, au début des temps modernes.
Dans la vitrine: des revues, des livres, des reproductions en couleurs, tous les signes de l'esprit humain retrouvés dans les nécropoles. Près de la nuit étoilée, l'art de Paris - cet infâme abâtardissement de tous les styles - ne tenait pas vraiment devant les vrais visages des dieux; un fétiche est infiniment plus émouvant qu'un Picasso, l'un a une âme, l'autre n'en a pas; l'un relève d'une profonde méditation, l'autre d'un jeu rapide, inadmissible; qu'on ait permis à cet ouvrier de Barcelone de toucher à tous les arts sauvages sans rien y comprendre, n'est pas précisément à la gloire de l'Europe; enfin, les dieux rencontraient au bord de l'océan des regards aussi purs que les miens et reprenaient avec les hommes un dialogue interrompu entre les mains de l'Occident.
Dans les champs de blé vert, près de grands arbres et du cri des insectes, quand je croyais l'atteindre, d'autres cris, ailleurs, me gênaient à l'écoute de cette splendeur sonore. La nuit était belle. Je rentrai dans la bibliothèque avec une telle joie de vivre - une telle apparition de la joie au cœur de l'aventure humaine - que c'est l'esprit très libre que je continuai d'écrire sous sa dictée.
Voix, volupté dans les marges de l'aventure scientifique. A la lueur violente de ma vie, l'effort désespéré de l'Occident qui veut peindre encore m'exaspérait. Il y a longtemps que la peinture est morte ; mais qui ose le dire ? La découverte que je faisais de l'espace et de la force des mots coïncidait avec la mort des arts; l'Occident n'aura pas impunément ouvert les tombes; l'art moderne achevé, apparaît enfin cette évidence : nous sommes autres que les hommes qui ont sculpté et peint. A chaque époque sa sépulture.
Tout grand art est un art des tombeaux. Cette dictée dans la nuit m'exaltait; les voix - celle de mon oncle et le cri des insectes qui nous parvenaient - graves et terribles approbations, ne cessaient pas d'accompagner sourdement l'hymne de ma joie; des forgerons aveugles battaient mon âme dans la nuit.
On n'allait pas très vite, mais rien ne nous pressait. J'aimais les jeunes femmes, puis retrouver le clan des hommes. Celui-là pur sur les eaux bleues du fleuve: Le grand fleuve des Morts au paradis des arbres et des fleurs.
Debout sur le pont, j'étais heureux comme une âme divine, et notre barque allait silencieuse dans ce pays des morts.
Il me prit dans ses bras : — Tu ne vas pas crever, non ? — Ça fatigue le cœur, lui dis-je, toujours les yeux fermés, avec orgueil, avec un sanglot dans la voix. Le dos, les cuisses me brûlaient ; la taille surtout me faisait mal. Il rajusta mon pantalon; j'étais comme aveuglé par les coups et j'avais une étrange douceur, et des larmes dans les yeux. — Je t'aime ainsi. — Oui, c'est bien, merci.
La prostituée était pour moi la femme idéale à sa vraie place; femme vraiment, faite pour se donner sans amour, pour de l'argent, sans plaisir; l'aveu des plus secrets désirs de la femme, loin de me rebuter, me plaisait. Elles avaient des enfants? De qui? De nous tous.
Qu'un enfant séduit chante la gloire de son tortionnaire déguisé en dieu, c'est la plus profonde des intrigues, la seule grave; je chantais la gloire de mon « père » qui m'avait possédé.
Le châtiment donné à tour de bras m'écrasait sur le sol, pénétrait dans ma chair, me brûlait. Les dents serrées pour ne pas crier, les poings fermés, les yeux fermés, je ne bronchais pas. Au vingtième coup, j'avais envie de hurler, de pleurer. Il cinglait mes reins à vif, meurtris, mes épaules en sang. J'aurais voulu savoir ce qui arrive après : quand on hurle.
Toute œuvre d'art est un Voyage des morts : en ce sens qu'on y fait la découverte de son âme qui n'a de chance de survivre que si elle atteint l'âme éternelle des hommes. Au point où j'en étais, la création artistique m'importait plus que tout. Des trames, des schèmes inconnus tremblaient sous ma plume.
Ce Voyage des morts : ai-je tenté de rivaliser avec le mausolée qu'il a bâti dans son jardin, ai-je voulu pour moi une sépulture légère - en couleur, - car j'habite chez un homme qui n'est plus qu'un esprit tout occupé d'agriculture et d'astronomie, qui déplace les crânes jusqu'à une heure avancée de la nuit, et qui feint d'ignorer ma présence chez lui.