Citations sur L'Amérique au jour le jour : 1947 (21)
Il y a dans les voyages des moments qui sont des promesses, et d'autres, qui sont des souvenirs.
Il y a dans les voyages des moments qui sont des promesses, et d'autres, qui sont des souvenirs.
10 avril : A Paris, la vie littéraire finit parfois par prendre le pas sur la littérature même, ce qui n'est pas un bien ; mais l'absence de toute vie littéraire est un mal encore plus débilitant. On comprend que Hollywood et tous les mirages de la facilité tentent dangeureusement l'écrivain doué ; on comprend que ceux qui créent dans la peine se découragent. Il faut beaucoup d'ascétisme et de vigueur pour « tenir » longtemps. C'est ce qui explique un phénomène qui m'a longtemps paru déconcertant : que tant d'écrivains après un livre très bon ou tout au moins plein de promesses se soient tus définitivement. On peut citer de longues listes de ces enfants uniques. Ils sont une des preuves les plus saisissantes des possibilités qu'on trouve en ce pays chez les individus pris un à un et de la manière dont la civilisation américaine les tue.
750 - [Folio n° 2943, p. 364]
13 mars : « Bien sûr, nous ne pensons pas », me dit dans l'après-midi Elsa Maxwell avec arrogance. C'est une célèbre journaliste qui écrit des billets d'un bon sens éclairé dans la presse réactionnaire – je veux dire dans la grande presse. Il y a eu de suite un coup de foudre d'anthipatie entre ce Clément Vautel américain et moi. Cette vieille femme volubile et lourde, engoncée dans de longs satins noirs incarne tous les défauts de l'Amérique sans en avoir les qualités. Ils revêtent chez elle une forme caricaturale. Elle me fait lire d'un air satisfait la série d'âneries malveillantes qu'elle a débitées à ses lecteurs sur la vie intellectuelle de la France d'aujourd'hui ; un à un je désigne les auteurs et les livres qu'elle cite : l'avez-vous lu ? Et celui-ci, l'avez-vous lu ? Non, elle n'a rien lu et elle s'en vante. « En Amérique, dit-elle, personne n'a besoin de lire parce que personne ne pense. Ainsi, regardez-moi : des centaines de milliers de gens ne pensent rien d'autre que ce que le leur dis de penser dans mon billet quotidien : et moi-même je ne pense pas. C'est très bien ainsi. Quand on pense, on perd son temps, c'est l'anarchie. Nous ne pensons pas, mais nous n'en avons pas besoin parce que nous avons un instinct. Regardez Truman : ce n'est pas qu'il pense ; mais il a un instinct. Sa politique est une réussite de premier ordre parce qu'il a le bon instinct. »
743 - [Folio n° 2943, p. 239-240]
6 mars : Il y a un régionalisme intellectuel, en Amérique ; Henry Miller n'a pas beaucoup d'importance à New-York, mais sur cette côte ouest où il habite, on le tient pour un génie. Beaucoup de ses livres sont interdits ; mais on s'en passe des copies sous le manteau ; il y en a même des morceaux qui sont enregistrés sur disques. La librairie ou V. me conduit rappelle un peu la "Maison des amis des livres" d'Adrienne Monnier ; elle est toute petite, avec dans le fond une minuscule galerie de tableaux. Beaucoup des noms que je lis sur les rayons me sont inconnus ; je voudrais bien me renseigner sur la nouvelle génération d'écrivians, je demande conseil ; les réponses que je reçois ne se recoupent gère avec celles qu'on m'a données à New-York. Sur les anciens aussi, à part Faulkner et Melville, il semble que personne ne soit d'accord. Certes, en France aussi nous avons nos coteries, nos préjugés, nos partis pris : mais ici l'indécision marque un certains désarroi ; les écrivains tournent le dos à leur passé sans pressentir encore leur avenir.
740 - [Folio n° 2943, p. 199-200]
7 mai - L'écrivain n'a pas la possibilité de remuer profondément l'opinion publique ; certains d'entre les jeunes en sont à ce point conscients qu'ils se tournent vers la radio ; ils ne pensent pas trouver dans les livres un moyen de faire entendre leur voix. Il faut compter aussi avec le dirigisme littéraire dont me parlait Farrell et qui ne donne leurs chances qu'aux auteurs neutres ou conformistes. Enfin même si un écrivain arrive à faire pénétrer ses idées danas les masses, celles-ci sont tellement inertes, si dépourvues de tout instrument d'action, qu'il n'a pas gagné grand-chose.
623 - [Folio n° 2943, p. 478]
2 mars : Nous regardons longtemps. Il y a dans les voyages des moments qui sont des promesses, et d'autres qui sont des souvenirs :celui-ci se suffit. C'est lui qui servira de mesures à bien moments futurs ; le dessin s'en imprime en filigrane à travers l'avenir.
25 février : on sent que la cité la plus sophistiquée du monde est cernée par une nature indomptée; si la pression humaine se relâchait un instant, les bêtes fauves, les herbes géantes reprendraient vite possession de leur domaine.
2 mars
Il y a dans les voyages des moments qui sont des promesses, et d'autres, qui sont des souvenirs
Chez plusieurs de ces femmes déjà âgées qui professent dans les collèges, qu'elles soient mariées ou célibataires, j' ai trouvé une virginale et touchante fraîcheur dont je ne vois aucune équivalent dans mon expérience française : la moindre émotion colore leurs jours d'un rouge ardent, parfois la timidité noue leur gorges, parfois leurs yeux brillent d'un enthousiasme enfantin ; dans leur poitrine il y a un oiseau joyeux, au plumage lustré, qui bat des ailes; il se cogne au barreaux, il n'a jamais été libre, il ne le sera jamais; mais il est vivant, il palpite.