Il fallait réveiller le passé, éclairer les cinq continents, descendre au centre de la terre et tourner autour de la lune.
je ne pouvais accepter avec indifférence la chute qui me précipitait de la plénitude au vide, de la béatitude à l'horreur ; si je la tenait pour fatale, je m 'y résignais : jamais je ne me suis emportée contre un objet. Mais je refusais de céder à cette force impalpable : les mots ; ce qui me révoltait c'est qu'une phrase négligemment lancée : "il faut... il ne faut pas", ruinât en un instant mes entreprises et mes joies. L'arbitraire des ordres et des interdits auxquels je me heurtais en dénonçaient l'inconsistance ; hier j'ai pelé une pêche : pourquoi pas cette prune ? pourquoi quitter mes jeux juste à cette minute ? partout je rencontrais des contraintes, nulle part la nécessité.
Quand ils prétendaient m'expliquer, les autres gens m'annexaient à leur monde, ils m'irritaient; Sartre au contraire essayait de me situer dans mon propre système, il me comprenait à la lumière de mes valeurs, de mes projets.
Et je n'imaginais pas qu'on pût servir plus efficacement l'humanité qu'en lui dispensant des lumières, de la beauté.
Faire le mal, c’était la manière la plus radicale de répudier toute complicité avec les gens de bien.
Je me disais que, tant qu’il y aurait des livres, mon bonheur serait garanti.
Depuis mon enfance, je m'étais toujours montrée entière, extrême, et j'en tirais fierté. Les autres s'arrêtaient à mi-chemin de la foi ou du scepticisme, de leurs désir, de leurs projets : je méprisais leur tiédeur. J'allais au bout de mes sentiments, de mes idées, de mes entreprises ; je ne prenais rien à la légère ; et comme dans ma petite enfance je voulais que tout dans ma vie fût justifié par une sorte de nécessité.
...le hêtre pourpre, les cèdres bleus, les peupliers argentés brillaient d'un éclat aussi neuf qu'au premier matin du paradis: et moi j'étais seule à porter le beauté du monde, et la gloire de Dieu , avec au creux de l'estomac un rêve de chocolat et de pain grillé.
Mais je n’imaginais pas qu’on pût communiquer sincèrement avec autrui. Dans les livres, les gens se font des déclarations d’amours, de haine, ils mettent leur coeur en phrases ; dans la vie, jamais on ne prononce des paroles qui pèsent. Ce qui « se dit » est aussi réglé que ce qui « se fait ».
D'infranchissables barrières défendaient les corridors tapissés de livres, et qui se perdaient dans l'infini comme les tunnels du métro. J'enviais les vieilles demoiselles aux guimpes montantes, qui manipulaient, à longueur de vie, les volumes vêtus de noir, dont le titre se détachait sur un rectangle orange ou vert. Enfouies dans le silence, masquées par la sombre monotonie des couvertures, toutes les paroles étaient là, attendant qu"on les déchiffrât. Je rêvais de m'enfermer dans ces allées poussiéreuses, et de n'en jamais sortir.