Malgré les promesses du ciel, je suffoquais d'horreur en pensant à la mort qui sur terre sépare à jamais les gens qui s'aiment.
Un seule chose, par instants, m'assombrissait: un jour, je le savais, cette période de ma vie s'achèverait. Cela ne paraissait pas vraisemblable. Quand on a aimé ses parents vingt ans, comment peut-on, sans mourir de douleur, les quitter pour suivre un inconnu ? et comment peut-on, alors qu'on s'est passé de lui pendant vingt ans, se mettre à aimer du jour au lendemain un homme qui ne vous est rien ?
Les pensées vont et viennent à leur guise dans notre tête, on ne fait pas exprès de croire ce qu'on croit.
On m'avait entraînée à confondre ce qui doit être et ce qui est
Je me disais que, tant qu’il y aurait des livres, le bonheur m’était garanti.
J'aimerai le jour où un homme me subjuguera par son intelligence, sa culture et son autorité.
Et mon âme n'était pas moins précieuse aux yeux de Dieu que celle des enfants mâles: pourquoi les eussé-je enviés ?
J’avais réussi à me délivrer intérieurement des clichés dont les adultes accablent l’enfance : j’osais mes émotions, mes rêves, mes désirs, et même certains mots. Mais je n’imaginais pas qu’on pût communiquer sincèrement avec autrui. Dans les livres, les gens se font des déclarations d’amour, de haine, ils mettent leur cœur en phrases ; dans la vie, jamais on ne prononce de paroles qui pèsent.
Je me crus autorisée moi aussi à considérer mon goût pour les livres, mes succès scolaires, comme le gage d’une valeur que confirmerait mon avenir. Je devins à mes propres yeux un personnage de roman. Toute intrigue romanesque exigeant des obstacles et des échecs, je m’en inventai.
Depuis sept ans , je me confessais deux fois par mois à l'abbé Martin; je l'entretenais de mes états d'âme; je m'accusais d'avoir communié sans ferveur, d'avoir prié du bout des lèvres, trop rarement pensé à Dieu; à ces défaillances éthérées, il répondais par un sermon d'un style élevé. Un jour, au lieu de se conformer à ces rites, il se mis à me parler sur un ton familier. "Il m'est venu aux oreilles que ma petite Simone a changé... qu'elle est désobéissante, turbulente, qu'elle répond quand on la gronde... Désormais il faudra faire attention à ces choses." Mes joues s'embrasèrent, je regardait avec horreur l'imposteur que j'avais pendant des années pris pour le représentant de Dieu : brusquement il venait de retrousser sa soutane, découvrant des jupons de bigote; sa robe de prêtre n'était qu'un travesti; elle habillait une commère qui se repaissait de ragots.