Citations sur Le dernier homme (18)
A la vérité, presque rien ne le distinguait des autres. Il était plus effacé, mais non pas modeste, impérieux quand il ne parlait pas ; il fallait alors lui prêter silencieusement des pensées qu'il rejetait doucement ; cela se lisait dans ses yeux qui nous interrogeaient avec surprise, avec détresse : pourquoi ne pensez-vous que cela? pourquoi ne pouvez-vous pas m'aider? Ses yeux étaient clairs, d'une clarté d'argent, et faisaient songer à des yeux d'enfant. Il y avait, du reste, sur son visage quelque chose d'enfantin, expression qui nous invitait à des égards, mais aussi à un vague sentiment de protection.
Certainement il parlait peu, mais son silence passait souvent inaperçu. Je croyais à une sorte de discrétion, parfois à un peu de mépris, parfois à un trop grand recul en lui-même ou hors de nous. Je pense aujourd'hui que peut-être il n'existait pas toujours ou bien qu'il n'existait pas encore. Mais je songe à quelque chose de plus extraordinaire : qu'il avait une simplicité dont nous n'étions pas surpris.
Il gênait pourtant. Il m'a gêné plus que d'autres. Peut-être a-t-il changé la condition de tous, peut-être seulement la mienne. Peut-être fut-il le plus inutile, le plus superflu de tous les êtres.
Est-il vrai que nous ne saurions nous aimer, que nous soyons trop légers pour cela, trop unis en notre légèreté ?
Mais lentement - brusquement - se fit jour la pensée que cette histoire était sans témoin : j'étais là - le "je" n'était déjà plus qu'un Qui ? une infinité de Qui ? pour qu'il n'y eût personne personne entre lui et son destin, pour que son visage restât nu et son regard indivisé.
Ce qu'elle m'avait dit un jour : qu'on pourrait lui faire du mal, mais qu'on ne pouvait pas lui faire du mal ; - et ce mal innocent m'avait paru plus léger, plus inoffensif. Mais est-ce que ce mal en dehors du mal ne serait pas le pire ?
Elle veillait plutôt sur ma pensée, sur son intégrité, lui donnant le silence dont elle avait besoin, la dissimulant à tout le reste, attendant de cette pensée l'intimité fiévreuse vers laquelle elle désirait tomber.
"Mais je ne suis peut-être pas calme", et elle ajouta, après avoir réfléchi dans son souci d'être exacte : "Il y a souvent comme une pointe, une pointe extrêmement fine qui cherche à me faire reculer, à me repousser dans le calme. Je ne sens que la pointe et pas du tout le calme. "
A ces instants, il parle très vite et comme à voix basse ; de grandes phrases qui paraissent infinies, qui roulent avec un bruit de vagues, un murmure universel, un imperceptible chant planétaire.
Il est vrai, je ne l'entends pas seulement quand il s'arrête à ma porte, mais aussi quand il ne s'arrête pas. Cela est difficile à apprécier : vient-il encore ? s'en va-t-il déjà ? L'oreille ne le sait pas ; seul le battement de cœur le révèle.
Parfois, le ciel change de couleur. Noir, il devient plus noir. Il s’élève d’un ton comme pour indiquer que l’impénétrable a encore reculé. Je pourrais craindre d’être seul a m’en rendre compte. Tout, prétend-il, nous serait commun, sauf le ciel. Par ce point passe notre part de solitude. Mais il dit aussi que cette part est la même pour tous et qu’en ce point nous sommes tous unis jusque dans notre séparation, unis la seulement et non ailleurs : Ce serait le but ultime. Ce qui le prouve, c’est que chaque fois que le noir devient plus noir par une nuance qui ne peut être communiqué qu’au cœur de nous même, ce que chacun dit secrètement pour donner réalité a ce signe, s’élève de toute parts en un même cri commun qui seul nous révèle ce que nous avons fait entendre a nous seuls. Cri terrible, apparemment toujours le même.Ce qui est terrible a son degrés le plus haut ne change pas, et pourtant nous savons qu’il varie imperceptiblement pour répondre a la variation insensible du ciel. C’est en cela qu’il est terrible.
Ce je - c'est cela que je ne puis dire - était terrible : terriblement doux et faible, terriblement nu et sans décence, un frisson étranger à toute feinte, tout à fait pur de moi, mais d'une pureté qui allait au bout de tout, qui exigeait tout, qui découvrait et livrait le tout à fait obscur, peut-être le dernier je, celui qui étonnera la mort, que celle-ci attire à elle comme le secret qui lui est interdit, une épave, une trace toujours vivante de pas, une bouche ouverte dans le sable.